Vers les ténèbres

Vers les ténèbres

Noah sait qu’il est un esclave, un esclave des temps modernes, dont le sort n’est guère meilleur que l’esclave de l’âge des ténèbres qui l’avait précédé. Il en est conscient mais ne sait comment échapper à son infortune. Car il semble n’exister aucune échappatoire, sauf peut-être s’enfuir dans les montagnes ou les déserts pour y mourir de faim, seul et abandonné de tous.

En cette année de grâce 2072, 92% de la population mondiale des pays développés travaille dans le secteur des services. Et travaille beaucoup. On a longtemps cru que la technologie soulagerait l’homme d’une part importante de sa charge de travail, qu’il ne trimerait plus que deux ou trois heures par jour, consacrant le reste de son temps au repos et au loisir. L‘automatisation, la robotisation, l’informatisation des processus de production des biens et des services aurait dû libérer l’homme de cette malédiction. Pourtant il n’en est rien, et Noah travaille davantage que son père, et que le père de son père. Son corps et son esprit sont devenus de simples instruments, le progrès technique a renforcé son aliénation au travail. Un poète du temps jadis disait: « il faut travailler, sinon par goût au moins par désespoir ». L’homme, en effet, travaille désormais par désespoir.

Car Noah est un avocat d’affaires travaillant au service juridique de Servus. Mais il pourrait aussi être trader dans une banque d’affaires ou cadre dans la communication. Il travaille beaucoup, il ne peut rien faire d’autre, pris dans cet infernal engrenage. Il est pourtant conscient qu’il s’agit d’un travail superfétatoire, non nécessaire, comme le sont l’immense majorité des emplois de ce XXIème siècle finissant, ces emplois créés pour faciliter la vie de salariés surbookés travaillant à des tâches insignifiantes, ces emplois créés pour accompagner l’artificielle complexification du monde. Servus, principal conglomérat mondial, géant du net et des communications, avait ainsi mis en place une filiale spécialisée pour développer des crèches et garderies d’enfants destinées aux enfants de ceux qui devaient travailler jour et nuit pour garder les enfants de ses cadres surbookés. C’est le cas de Noah, sa fille unique Sonia est gardée tous les soirs (il ne quitte jamais le bureau avant 22.00) par une dame dont les deux enfants sont aussi en garderie de nuit. Et cette chaîne est sans fin puisqu’on crée toujours de nouveaux modes d’asservissement.

Noah travaille donc dans un groupe international dont l’objectif est de produire et de diffuser partout dans le monde du contenu destiné à abêtir toujours davantage l’humanité. Et la fonction de Noah est d’éviter, procès après procès, que des groupuscules de résistants, chaque jour moins nombreux, n’entravent sa croissance. Noah se loue à Servus dans une magnifique forme de servitude volontaire. C’est un homme stressé, angoissé, et comment ne le serait-il pas s’il s’est laissé entraîner dans une course folle au statut, à la reconnaissance, à la compétition avec ses pairs, et à l’argent, bien-sûr. Sa seule motivation est le travail, seulement le travail. Noah est donc suivi par un psy, avec une séance chaque semaine par l’équipe de soutien psychologique interne de Servus.

Noah ne voit plus guère sa fille, dont l’éducation est prise en charge par l’État, et ne communique pas non plus avec elle ; d’ailleurs il ne communique vraiment avec personne si ce n’est par écran interposé, par site web interposé, absurdement seul dans cette gigantesque mégalopole qui compte des dizaines de millions d’êtres humains. Dans cet univers démesuré, les distances sont si grandes que Noah ne marche plus, il y a des machines pour cela. Noah ne remarque plus ce qui l’entoure, Servus est là pour lui fournir une vision acceptable de la réalité. Noah ne sent plus, ne goûte plus dans ce monde aseptisé où tous les sens s’émoussent. Et Noah ne prête plus guère d’attention à sa santé, il y a des hôpitaux pour cela.

Pourtant Noah a parfois des rêves, rêves d’une vie bucolique dans une nature redevenue vierge où l’homme, délivré des artefacts, se libérerait des liens de la domestication et retrouverait la douce vie du temps d’avant la révolution. Non pas de la révolution industrielle mais de la révolution néolithique… Alors, peut-être l’homme pourrait-il se désaliéner, se ré-humaniser. Peut-être pourrait-il oublier que le travail n’est pas un but, une valeur en soi.

Un soir, ou plutôt une nuit, alors qu’il rentrait avec Sonia par le Pneuma (train léger pneumatique) dans sa très lointaine banlieue, il comprit que quelque chose avait changé. Il ne pouvait plus continuer ainsi. Et tous ces visages fermés qui lui faisaient face, qui ne communiquaient plus ni ne percevaient plus rien du monde, enfermés dans leurs bulles numériques, combien de temps pourraient-ils encore tenir ? Tous ces milliards d’êtres humains, 12,5 exactement, qui sur-peuplent la terre, qui sont absolument seuls au monde, ayant désappris à aimer, à vivre, à mourir.
Dans ce monde-là, les gouvernements, coincés entre les institutions supranationales, les collectivités territoriales, la société civile et surtout les grandes entreprises comme Servus, ont depuis longtemps perdu tout pouvoir, notamment celui de proposer un avenir différent aux citoyens. Ils ne sont que des accompagnateurs de l’activité économique impulsée par les grands trusts. Ne demeure donc plus grand-chose de la politique, cette cuisine jadis préparée par les soi-disant élites qui croyaient savoir mieux que le peuple comment mener leur vie. Ni de la démocratie, qui n’est plus que le nom politiquement correct du capitalisme ultra-libéral et qui ne pourra sauver l’homme de la décadence. Les sociétés n’espèrent d’ailleurs plus rien de l’avenir, elles assistent impuissantes, et pleinement conscientes, à leur propre déliquescence.

Pourtant survivent encore quelques rares espaces d’insurrection, quelques communautés d’indignés, autogérées, qui survivent çà et là, prouvant qu’un autre monde est possible mais qu’il ne sera pas.
Et c’est cette nuit-là, alors que le Pneuma parcourt à grande vitesse les cités dortoirs où s’entassent les esclaves modernes, que Noah décide qu’il doit changer de vie. Et vite, avant que le système ne s’effondre sur lui-même et ne l’engloutisse.

Mais il faut pour cela aller bien loin pour les découvrir, ces communautés, bien loin des mégalopoles, au fond de campagnes revêches, sur les flancs de montagnes escarpées, dans les déserts de pierre des terres australes. Mais tout, plutôt que de continuer à vivre comme une bête de somme.

Noah et Sonia partent ainsi dès le lendemain, parcourent des milliers de kilomètres avec les moyens modernes de transport mis à leur disposition. Ils arrivent ainsi à la dernière ville, la dernière frontière, le dernier refuge des hommes avant les terres arides désertées depuis longtemps par les hommes et leurs animaux domestiques. Au marché, il interroge les marchands : où donc se trouvent ces communautés qui vivent sans gouvernement, sans machines, sans outils modernes, en parfaite communion avec la nature ? N’y allez pas, ce ne sont que des sauvages, des pilleurs, des bandits, ils font parfois des razzia dans les banlieues les plus exposées de la ville, ils prennent tout ce qu’ils trouvent, nourriture, femmes, enfants, ils tuent, ils violent, ce sont des barbares, d’ailleurs ils parlent une langue que nous ne comprenons plus, un pidgin, un sabir, évitez-les, rentrez chez vous.
Mais Noah ne les écoute pas, il s’engage vers le sud, sur un étroit sentier qui serpente entre les dunes, pour tenter de rejoindre les merveilleuses et édéniques images de son rêve. Car sans rêves, que serait l’homme ? Guère plus qu’une machine programmée pour toujours produire davantage et qui ne vaudrait pas mieux que les artefacts qu’il a inventés et qu’il vénère.

Et un jour enfin, il arrive en vue d’une oasis, un maigre point d’eau, quelques cabanes mal bâties, des tentes béantes, c’est là tout le campement. Mais il est vide. Il fouille mais ne trouve rien, pas un outil, pas un vêtement, pas un seul tison qui aurait témoigné d’une activité humaine. Où sont partis ces gens ?

Noah et Sonia s’installent dans une tente, la moins usée. La nuit est fraîche, il n’ont presque plus rien à manger mais, heureusement, l’eau du puits est potable.

Et c’est au petit matin qu’ils arrivent, les bons sauvages, les anciens esclaves qui ont fui la ville pour retourner à l’état de nature. Ils sont sept, presque nus, le visage terrible, recouvert d’une barbe folle, les cheveux flottant au vent. Ils se jettent sur lui et lui ravissent Sonia avant de l’accabler de coups. Alors qu’un voile noir lui recouvre les yeux, il comprend enfin que ces hommes, qui ont refusé le fétichisme des objets, ne sont plus tout à fait des hommes. Et que l’homme véritable, comme lui-même, Noah, ne peut être que fier de son esclavage, de sa servitude volontaire. Bien qu’il n’entende pas, au-delà du désert, les lointaines rumeurs de l’écroulement de sa civilisation, il comprend aussi qu’il n’y a pour l’homme aucune échappatoire à sa condition d’être aliéné.

Noah sait qu’il est un esclave, un esclave des temps modernes, dont le sort n’est guère meilleur que l’esclave de l’âge des ténèbres qui l’avait précédé. Il en est conscient mais ne sait comment échapper à son infortune. Car il semble n’exister aucune échappatoire, sauf peut-être s’enfuir dans les montagnes ou les déserts pour y mourir de faim, seul et abandonné de tous.

En cette année de grâce 2072, 92% de la population mondiale des pays développés travaille dans le secteur des services. Et travaille beaucoup. On a longtemps cru que la technologie soulagerait l’homme d’une part importante de sa charge de travail, qu’il ne trimerait plus que deux ou trois heures par jour, consacrant le reste de son temps au repos et au loisir. L‘automatisation, la robotisation, l’informatisation des processus de production des biens et des services aurait dû libérer l’homme de cette malédiction. Pourtant il n’en est rien, et Noah travaille davantage que son père, et que le père de son père. Son corps et son esprit sont devenus de simples instruments, le progrès technique a renforcé son aliénation au travail. Un poète du temps jadis disait: « il faut travailler, sinon par goût au moins par désespoir ».  L’homme, en effet, travaille désormais par désespoir.

Car Noah est un avocat d’affaires travaillant au service juridique de Servus. Mais il pourrait aussi être trader dans une banque d’affaires ou cadre dans la communication. Il travaille beaucoup, il ne peut rien faire d’autre, pris dans cet infernal engrenage. Il est pourtant  conscient qu’il s’agit d’un travail superfétatoire, non nécessaire, comme le sont l’immense majorité des emplois de ce XXIème siècle finissant, ces emplois créés pour faciliter la vie de  salariés surbookés travaillant à des tâches insignifiantes, ces emplois créés pour accompagner l’artificielle complexification du monde. Servus, principal conglomérat mondial, géant du net et des communications, avait ainsi mis en place une filiale spécialisée pour développer des crèches et garderies d’enfants destinées aux enfants de ceux qui devaient travailler jour et nuit pour garder les enfants de ses cadres surbookés. C’est le cas de Noah, sa fille unique Sonia est gardée tous les soirs (il ne quitte jamais le bureau avant 22.00) par une dame dont les deux enfants sont aussi en garderie de nuit. Et cette chaîne est sans fin puisqu’on crée toujours de nouveaux modes d’asservissement.

Noah travaille donc dans un groupe international dont l’objectif est de produire et de diffuser partout dans le monde du contenu destiné à abêtir toujours davantage l’humanité. Et la fonction de Noah est d’éviter, procès après procès, que des groupuscules de résistants, chaque jour moins nombreux, n’entravent sa croissance. Noah se loue à Servus dans une magnifique forme de servitude volontaire. C’est un homme stressé, angoissé, et comment ne le serait-il pas s’il s’est laissé entraîner dans une course folle au statut, à la reconnaissance, à la compétition avec ses pairs, et à l’argent, bien-sûr. Sa seule motivation est le travail, seulement  le travail. Noah est donc suivi par un psy, avec une séance chaque semaine par l’équipe de soutien psychologique interne de Servus.

Noah ne voit plus guère sa fille, dont l’éducation est prise en charge par l’État, et ne communique pas non plus avec elle ; d’ailleurs il ne communique vraiment avec personne si ce n’est par écran interposé, par site web interposé, absurdement seul dans cette gigantesque mégalopole qui compte des dizaines de millions d’êtres humains. Dans cet univers démesuré, les distances sont si grandes que Noah ne marche plus, il y a des machines pour cela. Noah ne remarque plus ce qui l’entoure, Servus est là pour lui fournir une vision acceptable de la réalité. Noah ne sent plus, ne goûte plus dans ce monde aseptisé où tous les sens s’émoussent. Et Noah ne prête plus guère d’attention à sa santé, il y a des hôpitaux pour cela.

Pourtant Noah a parfois des rêves, rêves d’une vie bucolique dans une nature redevenue vierge où l’homme, délivré des artefacts, se libérerait des liens de la domestication et retrouverait la douce vie du temps d’avant la révolution. Non pas de la révolution industrielle mais de la révolution néolithique… Alors, peut-être  l’homme pourrait-il se désaliéner, se ré-humaniser. Peut-être pourrait-il oublier que le travail n’est pas un but, une valeur en soi.

Un soir, ou plutôt une nuit, alors qu’il rentrait avec Sonia par le Pneuma (train léger pneumatique) dans sa très lointaine banlieue, il comprit que quelque chose avait changé. Il ne pouvait plus continuer ainsi. Et tous ces visages fermés qui lui faisaient face, qui ne communiquaient plus ni ne percevaient plus rien du monde, enfermés dans leurs bulles numériques, combien de temps pourraient-ils encore tenir ? Tous ces milliards d’êtres humains, 12,5 exactement, qui sur-peuplent la terre, qui sont absolument seuls au monde, ayant désappris à aimer, à vivre, à mourir.

Dans ce monde-là, les gouvernements, coincés entre les institutions supranationales, les collectivités territoriales, la société civile et surtout les grandes entreprises comme Servus, ont depuis longtemps perdu tout pouvoir, notamment celui de proposer un avenir différent aux citoyens. Ils ne sont que des accompagnateurs de l’activité économique impulsée par les grands trusts. Ne demeure donc plus grand-chose de la politique, cette cuisine jadis préparée par les soi-disant élites qui croyaient savoir mieux que le peuple comment mener leur vie. Ni de la démocratie, qui n’est plus que le nom politiquement correct du capitalisme ultra-libéral et qui ne pourra sauver l’homme de la décadence. Les sociétés n’espèrent d’ailleurs plus rien de l’avenir, elles assistent impuissantes, et pleinement conscientes, à leur propre déliquescence.

Pourtant survivent encore quelques rares espaces d’insurrection, quelques communautés d’indignés, autogérées, qui survivent çà et là, prouvant qu’un autre monde est possible mais qu’il ne sera pas.

Et c’est cette nuit-là, alors que le Pneuma parcourt à grande vitesse les cités dortoirs où s’entassent les esclaves modernes, que Noah décide qu’il doit changer de vie. Et vite, avant que le système ne s’effondre sur lui-même et ne l’engloutisse.

Mais il faut pour cela aller bien loin pour les découvrir, ces communautés, bien loin des mégalopoles, au fond de campagnes revêches, sur les flancs de montagnes escarpées, dans les déserts de pierre des terres australes. Mais tout, plutôt que de continuer à vivre comme une bête de somme.

Noah et Sonia partent ainsi dès le lendemain, parcourent des milliers de kilomètres avec les moyens modernes de transport mis à leur disposition. Ils arrivent ainsi à la dernière ville, la dernière frontière, le dernier refuge des hommes avant les terres arides désertées depuis longtemps par les hommes et leurs animaux domestiques. Au marché, il interroge les marchands : où donc se trouvent ces communautés qui vivent sans gouvernement, sans machines, sans outils modernes, en parfaite communion avec la nature ?  N’y allez pas, ce ne sont que des sauvages, des pilleurs, des bandits, ils font parfois des razzia dans les banlieues les plus exposées de la ville, ils prennent tout ce qu’ils trouvent, nourriture, femmes, enfants, ils tuent, ils violent, ce sont des barbares, d’ailleurs ils parlent une langue que nous ne comprenons plus, un pidgin, un sabir, évitez-les, rentrez chez vous.

Mais Noah ne les écoute pas, il s’engage vers le sud, sur un étroit sentier qui serpente entre les dunes,  pour tenter de rejoindre les merveilleuses et édéniques images de son rêve. Car sans rêves, que serait l’homme ? Guère plus qu’une machine programmée pour toujours produire davantage et qui ne vaudrait pas mieux que les artefacts qu’il a inventés et qu’il vénère.

Et un jour enfin, il arrive en vue d’une oasis, un maigre point d’eau, quelques cabanes mal bâties, des tentes béantes, c’est là tout le campement. Mais il est vide. Il fouille mais ne trouve rien, pas un outil, pas un vêtement, pas un seul tison qui aurait témoigné d’une activité humaine. Où sont partis ces gens ?

Noah et Sonia s’installent dans une tente, la moins usée. La nuit est fraîche, ils n’ont presque plus rien à manger mais, heureusement, l’eau du puits est potable.

Et c’est au petit matin qu’ils arrivent, les bons sauvages, les anciens esclaves qui ont fui la ville pour retourner à l’état de nature. Ils sont sept, presque nus, le visage terrible, recouvert d’une barbe folle, les cheveux flottant au vent. Ils se jettent sur lui et lui ravissent Sonia avant de l’accabler de coups. Alors qu’un voile noir lui recouvre les yeux, il comprend enfin que ces hommes, qui ont refusé le fétichisme des objets, ne sont plus tout à fait des hommes. Et que l’homme véritable, comme lui-même, Noah, ne peut être que fier de son esclavage, de sa servitude volontaire. Bien qu’il n’entende pas, au-delà du désert, les lointaines rumeurs de l’écroulement de sa civilisation, il comprend aussi qu’il n’y a pour l’homme aucune échappatoire à sa condition d’être aliéné.

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