La quête du ruisseau
Extrait
C’est un monde bien triste que notre monde, un monde foufoufou, un monde où le fou gouverne le sage, un monde où le sage se laisse avec joie gouverner par le fou. Un monde où l’homme croit encore en des chimères, en des entités supérieures, en la mathématique et en la musique, en ON, comme l’enfant angoissé qu’il n’a jamais cessé d’être. Un monde où l’homme craint celle qu’il devrait vénérer, la terre-mère, qu’il a martyrisée et qui, dans son ultime agonie, crache sur lui son souffle de feu. Un monde où les dernières générations d’homo sapiens creusent avec détermination leur tombe dans la terre désormais stérile, comme s’ils aspiraient enfin à retourner dans le sein de leur très vieille ancêtre, ce sein que jamais ils n’auraient dû quitter.
J’ai vécu quelque temps sur cette île, une île petite mais suffisante pour nourrir quelques dizaines de personnes. Elle est située dans un méandre de l’Ober. Sur cette île, tous les habitants sont égaux car leur constitution se limite à une seule phrase : « Nul ne s’élèvera ici au-dessus de quiconque ». Ils ne possèdent presque rien et ne connaissent donc pas la jalousie. Ils n’ont jamais quitté leur île et ne connaissent donc pas non plus l’envie. Ils n’ont jamais vu de cités, ni de hauts bâtiments, ni d’armes modernes, ils n’ont jamais vu de foules compactes arpentant les rues. Ils ne connaissent pas l’argent, ils pratiquent le troc, échangeant les produits chichement cultivés sur leurs terres arides et les rares poissons pêchés dans le fleuve contre les quelques biens dont ils ont besoin : outils ou vêtements.
Ils ne connaissent pas la spécialisation du travail, ils sont tous tour à tour bâtisseur, agriculteur, pêcheur, tisserand. Ils ne sont pas soumis à la dictature du travail, ils tentent de satisfaire leurs besoins fondamentaux avec le minimum de temps et d’énergie.
Ils ne sont pas esclaves du temps, ils ne sont pas pressés. Car le temps n’est pas de l’argent, le temps se vit dans l’ici et dans le maintenant, tout simplement. Ils ne connaissent pas l’agitation des grandes cités populeuses, d’Antonis ou de Gorgis, la corruption et la fraude, le traitement injuste des laissés-pour-compte, des vieux, des handicapés. Ils ne connaissent pas les inégalités entre les riches gouvernants et les pauvres. S’ils connaissaient nos cités, ils ne comprendraient pas cette prétention qu’elles ont à donner des leçons de vie, alors que la vie y est là-bas si difficile.
Ils vivent la vie telle qu’elle se présente, jour après jour. Et, dans leurs maisons, trois ou quatre générations se côtoient souvent.
Ils veulent vivre entre eux, ceux de l’intérieur, et avoir le moins de contacts possibles avec les autres, ceux de l’extérieur. Ils parlent une langue hybride, créolisée, issue d’un vieux dialecte antonien que ceux de l’extérieur ne peuvent pas comprendre. Ils sont eux-mêmes issus de quelques pionniers, aventuriers, soldats, survivants oubliés sur ce caillou posé au milieu du grand fleuve, métissés par les vagues de naufragés échoués sur cette terre inhospitalière, sur cette terre du bout du monde.
Ils sont enfermés sur leur île minuscule, une île presque inhabitable, mais n’en veulent pas sortir.
Ils vivent soumis au bon vouloir de l’Ober irascible et de ses crues destructrices qui peuvent balayer leurs maigres biens et les jeter dans les flots.
Mais ils vivent libres. Comment pourraient-ils demeurer enfermés dans les cités inhumaines où le soleil pénètre à peine, comment les obliger à travailler tout le jour dans des ateliers hideux ?
Dans cette communauté, la priorité est toujours donnée au nous, jamais au je, le bien commun passe avant tout autre considération. Comment en serait-il autrement si, sur cette terre rude, les maisons ne peuvent qu’être construites entre tous, et les lopins de terre cultivés en commun ? Ils n’éprouvent pas le besoin de posséder leur terre, ils n’éprouvent pas le besoin d’exploiter leur monde à outrance. Ils refusent l’excès et le désir du toujours plus.
Et ils bénéficient d’un privilège rare : celui de pouvoir dire non ou celui de dire moins ou celui de dire un peu plus, celui de faire le choix du strict nécessaire, alors que les sociétés urbaines, celles d’Antonis et de Gorgis, ne peuvent plus sortir de l’engrenage infernal dans lequel elles se sont engagées.
Voilà bien longtemps que l’île fut peuplée, façonnée par quelques pionniers et par leurs descendants. Mais que sera-t-il d’eux dans quelques décennies ? Quel avenir pour cette terre que le hasard a peuplé de marginaux, d’aventuriers ? Si le fleuve qui les enveloppe ne les engloutit pas, alors la consanguinité les condamnera peut-être. Mais que signifient 50 ou 100 ans quand la survie quotidienne exige autant d’efforts ? Pas grand-chose. En attendant, la communauté vit. Et elle semble vivre heureuse, toujours sous la bannière de sa constitution qui rappelle les plus archaïques des sociétés : « Nul ne s’élèvera ici au-dessus de quiconque ».