L’homme marchait le long du fleuve, scrutant les pas et les déjections de l’antilope. Il avançait d’un pas leste, courant presque par peur de perdre sa proie. La première flèche avait à peine entamé le cuir de l’animal mais avait été suffisante pour le faire saigner. De-ci, de-là, des gouttelettes teintaient de rouge les brins d’herbe. Le vent s’était levé mais il n’avait pas froid, il était presque nu, seul un pagne en peau de léopard lui enserrait les reins. Il devait retrouver l’antilope avant qu’elle ne tombe sous les griffes d’un fauve. Le clan l’attendait, le clan avait besoin de cette viande, la cueillette de baies et d’orge sauvage ne suffirait sans doute pas à affronter l’hiver qui, cette saison-là, s’annonçait particulièrement rigoureux. Bientôt viendraient les premières neiges, les vents glaciaux et le clan devrait se réfugier au fond de la caverne.
L’homme pressa le pas, mais il n’avait pas de hâte, il progressait au rythme de l’antilope, il progressait au rythme du jour et de la nuit. Déjà, le soleil s’était caché derrière la chaîne de montagnes, au septentrion du monde, là où le clan ne s’aventurait plus. Les anciens contaient lors des veillées que jadis, leurs ancêtres avaient parcouru ces terres. Mais désormais y demeuraient des peuples barbares, des hommes à l’étrange langage, des hommes qui jamais ne se déplaçaient, immobiles, qui cultivaient cette orge que pourtant son clan pouvait cueillir librement dans la savane. Ils avaient même enfermé des chèvres sauvages. Et pour défendre leurs biens, ils avaient construit des barricades et faisaient la guerre aux villages voisins. Les barbares ! Par contre, eux demeuraient des hommes libres et fiers, jamais ils ne s’abaisseraient à domestiquer des animaux et à se domestiquer eux-mêmes.
Les traces étaient plus fraîches, l’animal n’était pas bien loin. Le sentier s’élevait maintenant légèrement, serpentant sur la colline, piedmont de la lointaine cordillère. Il arriva enfin au sommet et découvrit la profonde vallée où il n’était pas revenu depuis de nombreuses lunes. Et là, étalées tout le long de la rivière, il y avait les logements des barbares. Et les enclos de chèvres. Et les champs d’orge. Les barbares ne cesseraient-ils donc jamais de les repousser vers les terres inconnues, vers l’étoile du sud ? Il leur fallait toujours davantage de terres et ils tuaient tous ceux qui prenaient le risque de les traverser. Ils étaient nombreux, les barbares, ils étaient forts et cruels.
L’homme vit l’antilope, couchée sur le côté, en contrebas de la colline. Il n’allait pas laisser une telle proie. Il descendit en courant et ne remarqua pas les trois guetteurs, le javelot à la main, qui protégeaient le village. Mais il sentit la flèche durcie au feu pénétrer dans son corps. Et il sut avant de partir que c’en était bien fini de son monde, son clan disparaîtrait, remplacé sans possibilité de retour par les peuples barbares.
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Wan était l’un des meilleurs guerriers, un brave parmi les braves, qui avait déjà de nombreux trophées à son actif, toujours prêt à défendre le village et à entreprendre des raids sur les villages voisins. Wan laissait la femme cultiver le champ d’orge, le travail d’un homme était plus noble que travailler la terre : construire des maisons et faire la guerre. D’ailleurs pour lui, et il aimait le dire à qui voulait l’entendre, outre les guerriers, seuls deux hommes méritaient d’être des hommes, Ager, le shaman et Mock, le griot. Tous les autres, cultivateurs et éleveurs, n’étaient que des esclaves, esclaves de leur labeur, du lever au coucher du soleil. Ceux qui veulent cultiver, domestiquer la nature, sont soumis à leurs plants d’orge et à leurs chèvres. Mais moi, disait Wan, moi je suis un homme libre, ma tache principale est de faire la guerre, il n’y a pas de métier plus noble.
Les guerriers devaient étendre les conquêtes du clan, repousser toujours les frontières et affronter tous les ennemis qui pourraient se retrouver sur leur passage. L’avancée était inexorable. Ils avaient vaincu les Ahan, leurs cousins du septentrion, ils avaient repoussé les barbares qui étaient à peine humains, qui vivaient dans des grottes, qui ne cultivaient pas la terre, qui ne savaient pas domestiquer les chèvres. Même pas des barbares, des singes !
Bientôt, certains d’entre eux devraient poursuivre leur route vers le sud, la terre s’épuisait et les foyers augmentaient, la nourriture allait donc manquer. Wan voulait en être, il brûlait de connaître les terres au-delà de la vallée, de détruire les singes malodorants qui les peuplaient.
Wan se dirigea vers le sommet de la colline, c’était le meilleur guet qu’il puisse y avoir aux alentours, de là-haut on pouvait voir les ennemis approcher de loin et puis il y avait aussi ces terres inconnues, ces immenses étendues qui le faisaient rêver. Deux autres guetteurs vinrent le rejoindre. Il aurait préféré être seul mais il les laissa à leur babil. De l’autre côté de la vallée, le ciel était déjà rouge du sang de Lamar, le dieu soleil, sacrifié lors de son passage dans les ténèbres. Wan distingua alors la silhouette noire d’une antilope se détacher sur le fond cramoisi. Elle était blessée, elle boitait, elle n’en avait plus pour très longtemps. Il fit signe aux deux autres de ne pas bouger. Déjà l’animal s’écroulait, l’agonie était proche.
C’est alors qu’il le vit, le barbare, le singe, à peine vêtu d’un pagne, son arc et ses flèches à la main. Le-moins-qu’un-homme ne les avait pas encore aperçus. Wan n’allait pas manquer d’ajouter un trophée à sa collection. Il deviendrait ainsi le plus grand guerrier du village, deux fois une main d’adversaires tués. Il arma son javelot et le projeta de toutes ses forces. L’arme ne rencontra pas de résistance et s’enfonça profondément dans le corps du singe.
Wan retira le javelot et, portant l’antilope sur ses épaules, s’en retourna au village.
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Les siècles et les siècles ont passé, depuis ces temps anciens, depuis la révolution néolithique qui a marqué le début de la marche inexorable de l’humanité vers la civilisation telle que nous la connaissons. L’homme était entré dans la modernité, il croyait alors, les progrès techniques s’accélérant, que l’histoire avait un sens et que ce sens allait vers la satisfaction et le bonheur (matériel, à défaut de spirituel) pour tous. Nous voici donc en cette fin de siècle dans la maison de Dominique, haut fonctionnaire, domestique publique, valet des politiques gestionnaires qui croient encore nous gouverner. Un beau paon, un bel animal qui n’aime rien de mieux que rester dans l’enclos où il sera nourri, gavé jusqu’à son transfert à l’abattoir. Dominique aime tout ce que sa brillante carrière peut lui apporter : la considération, l’argent, le pouvoir même s’il n’est qu’apparences, mais cela lui suffit. Elle porte avec fierté les médailles octroyées pour tant de bons et loyaux services, colifichets que l’on remet aux faibles et aux médiocres. Elle a de l’argent, aime le luxe, les beaux habits, les grands restaurants, collectionne les objets, bibelots, peintures du siècle dernier, bijoux qui s’entassent dans sa vaste demeure où elle vit seule. Elle exerce avec zèle la parcelle de pouvoir que ses maîtres lui ont déléguée car elle espère gravir un à un les échelons jusqu’à la consécration : être directrice, de n’importe quoi, mais directrice ! Le progrès lui a en effet apporté tout ce qu’un être humain peut espérer, la satisfaction de ses besoins matériels et si, pour cela, elle doit sacrifier sa vie au travail, peu importe. D’ailleurs, la société propose un paquet complet : un dur labeur, compensé par une offre presque infinie de loisirs proposée par les mêmes maîtres. Que demander de plus à la vie ?
Dominique n’est-elle rien d’autre que cet être humain qui a comblé tous ses besoins matériels ? Quinze mille ans de vénération du progrès technique, de poursuite du bonheur matériel, ont été nécessaires pour faire évoluer l’homme du paléolithique à l’homme de l’ère post-moderne. Un homme qui s’est peu à peu éloigné de la terre-mère, qu’il a systématiquement martyrisée pour sa satisfaction personnelle, dans une lente atrophie de sa spiritualité, cet homme ne symbolise-t-il pas le déclin de la civilisation ?