C’est à l’issue de la coupe du monde 2030 que ma carrière s’est véritablement emballée. Souvenez-vous, c’était à Abu-Dhabi, une filiale mémorable entre l’équipe locale (enfin, une équipe de mercenaires naturalisés Abudhabiens) et notre équipe nationale. 90 minutes et 3 minutes de temps complémentaire. Nous en étions à 0-0 lorsque mon génie, jusqu’ici bridé par la rudesse des arrières adverses, put enfin s’exprimer. Réception d’une longue passe sur le pied gauche, reprise sur le pied droit, je dribble deux adversaires, je lobe le libéro et, dans le même mouvement, j’envoie le ballon dans la lucarne d’un tir puissant. Le gardien de but ne peut rien faire. Un silence terrifiant s’abattit alors sur le stade et sur ses 170 000 spectateurs. Nous avions gagné, défiant tous les pronostics. Nous étions champions du monde.
Je revins chez nous et fus accueilli comme un héros. Je devrais dire comme le messie d’une nouvelle religion, adulé comme un prophète. Ma photo s’afficha bientôt sur tous les magazines, sur les supports publicitaires (on se souviendra longtemps de mon rôle de préparateur de pâté pour chiens…; oui, mais avant, je joue au foot avec une meute de lévriers et je gagne). On me réclamait partout. Je devins omniprésent sur les plateaux de télévision, participai à divers débats et émissions de télé-réalité. On me demandait mon opinion sur tout. Je devins bien-sûr la personnalité préférée de mes compatriotes. Très vite, trop accaparé par cette vie médiatique, je fus obligé d’abandonner ma carrière sportive, malgré mon jeune âge. Je n’avais encore que 28 ans. Qu’allais-je bien pouvoir faire de ma vie? Je débutai comme commentateur sur une chaîne privée, car c’est bien ce que doivent faire tous les anciens grands sportifs, non ? Mais j’avais d’autres ambitions, je pensais que je pouvais faire fructifier mon capital sympathie, comme on disait alors, bien au-delà d’une médiocre carrière télévisuelle.
Je songeais tout d’abord à écrire un livre. Je contactai un éditeur qui voulut m’adjoindre un nègre pour préparer ma biographie. Je lui répondis que cela ne m’intéressait pas, que je voulais écrire seul un livre sérieux. Soit, me répondit-il, de toute façon, ton nom seul fera vendre, quoique tu dises, quoique tu fasses. Et, quand même, me demanda-t-il avant que je ne sorte de son bureau, sur quoi veux-tu donc écrire ? Eh bien, philosophie, politique, je vous ai dit que c’était du sérieux !
Bien-sûr, je n’y connaissais rien, mais faut-il s’y connaître pour écrire un livre qui marche ? Je n’ai jamais eu le bac mais je savais quand même lire. Alors je tentai de lire quelques livres. Je n’y compris certes rien mais cela me donna des idées. Mon premier ouvrage s’intitulait: « Le jeu de football comme symbole du monde ». Un peu pompeux, n’est-ce pas ? Bon, en fait j’essayai plutôt de démontrer que le sport-roi était une métaphore de notre société. Personne ne l’avait jamais tenté avant moi… Et je sais de quoi je parle. Car pendant des années, j’ai été le symbole de ce foot bling-bling. J’ai gagné vraiment beaucoup d’argent, j’ai été vite marié à un mannequin blond aux longues jambes mais aussi très vite divorcé car elle n’en voulait qu’à mon fric. Mais le sport ne fait que refléter notre société, n’est-ce-pas ? Les combats séculaires entre groupes humains, ethnies, clans, se sont transformés en jeux du stade, en matchs de football. Nous sommes les chevaliers des temps modernes, les nouveaux héros, et les supporters s’identifient à nous comme jadis la plèbe aux grands seigneurs du Moyen-âge. Alors, si nous devons porter ce lourd fardeau, pourquoi ne devrions-nous pas être payés en conséquence ? D’ailleurs, nous sommes désormais le miroir de la toute puissante société néolibérale, et puisque la circulation débridée de l’argent irrigue l’ensemble de la société, pourquoi ne devrions-nous pas en profiter un peu, nous aussi ?
Ainsi, je devins non seulement riche et célèbre, mais aussi une référence intellectuelle. On m’invita à débattre, avec les philosophes à la mode, de tout et de rien, de politique intérieure et de géopolitique internationale. J’écrivis d’autres livres: sociologie, anthropologie, économie politique, rien n’échappait à mon insatiable curiosité. Et le football, sous toutes ses formes, était toujours la référence, l’archétype, qui pouvait tout expliquer. Car ce sont toujours les valeurs de ce sport universel que je mettais en avant : cohésion, travail d’équipe mais aussi initiative et génie individuels (ainsi, aucune culture et aucun individu n’étaient oubliés), goût de l’effort et du risque, tactique et stratégie pour faire progresser le jeu et la civilisation, faire évoluer le jeu, certes, mais sans oublier nos fondamentaux… Oui, je crois que le football était alors vraiment devenu le symbole du monde.
Lorsque j’eus quarante ans, j’étais devenu une sorte de maître à penser, pour ne pas dire un leader spirituel, de ma communauté. Je veux dire par là que les orientations de ma pensée-football étaient devenues les axes de réflexion d’une grande partie de la population. C’est alors que l’on me proposa, de leader d’opinion que j’étais, de devenir un leader politique, un leader tout court, pour enfin pouvoir transformer mes pensées en actions.
J’acceptai, bien-sûr, car qui n’a jamais souhaité insuffler un peu de vie à ses rêves ? Je fus donc désigné candidat à la présidence de la république au nom d’un parti politique désormais dissous, le Parti des Supporters Nationaux, PSN, à tendance nationaliste modérée. Et ma notoriété fit que je fus élu largement au premier tour.
Devenu président, je m’empressai de créer un super ministère de la jeunesse et des sports, incluant aussi l’éducation et la recherche. En effet, tout est lié, les jeunes qui pratiquent des sports font de meilleures études et ont un esprit inventif et innovant. Mens sana in corpore sano, dit-on, n’est-ce pas ? J’hésitai à y intégrer l’économie, mais n’exagérons pas.
L’une de mes premières grandes décisions sur la scène internationale fut de poursuivre la guerre au Mali du Nord, État nouvellement indépendant après des années de guérilla, mais qui n’avait jamais connu un seul jour de paix. Je tentai de former une équipe avec de grands joueurs mondiaux, États-Unis, Russie, Chine, sous l’arbitrage bienveillant des Nations-Unies. Mais chacun d’entre eux, pourtant bien pourvu en capacités tactiques et stratégiques, préférait pourtant jouer perso. Je tentai, mais en vain, de les convaincre que l’on est meilleur et plus fort lorsqu’on joue en équipe.
Alors, je tentai un coup d’éclat. Vous vous souvenez du but magique que j’avais marqué en 2030 à Abu Dhabi ? Eh bien, je tentai de reproduire mon exploit, non pas dans un stade cette fois, mais dans le Sahel, en grandeur nature. Je passerai sur les détails techniques mais le résultat fut un missile qui pulvérisa le QG de l’organisation terroriste. En plein dans le mille. Quelques heures avant qu’elle ne lance une vaste contre-offensive sur les villes du Nord. Un coup de maître. Un parfait exemple de virtuosité individuelle qui pourrait être enseignée dans les écoles.
En parlant d’école, j’augmentai fortement le nombre d’heures d’activités physiques, mais, rassurez-vous, pas uniquement de football car je suis large d’esprit. Cela se fit certes au détriment d’autres matières, mais on ne peut pas tout faire. Le sport, et notamment le sport-roi, devint obligatoire aux concours d’entrée des grandes écoles. Ainsi fut formée une génération de hauts fonctionnaires et de cadres dirigeants plus sains et à la tête moins pleine. Personne ne s’en est plaint. En économie, j’appliquai les règles qui ont si bien réussi dans ce qui fut ma première carrière : les clubs les plus riches peuvent acheter les meilleurs joueurs, gagnant ainsi tous les championnats, devenant de plus en plus riches, achetant les meilleurs joueurs… Il n’y a pas de place pour les seconds couteaux. C’est ainsi que sous mon règne se développèrent des méga-groupes, toujours plus gros, toujours plus internationaux. Beaucoup de petites entreprises fermèrent, mettant à la porte des centaines d’employés. Mais c’est la loi du sport, les plus mauvais parmi les joueurs se retrouvent au chômage.
Jamais nos grands clubs ni nos grandes entreprises ne prospérèrent autant. Et la renommée de notre pays en fut fortement augmentée. Après avoir remis le pays en ordre, réglé quelques problèmes internationaux, je décidai de voir encore plus grand. Je n’avais pas encore cinquante ans et donc toute la vie devant moi. Deux options s’offraient : la Présidence de l’ONU et celle de la FIFA. Je choisis celle de la FIFA, bien-sûr, car c’est là où réside le véritable pouvoir contemporain.
J’ai été quatorze ans président de la FIFA et j’ai remodelé le monde. Plus aucun pays n’échappe désormais à la sphère-monde, à la terre-football, car c’est bien de cela dont il s’agit : le ballon est rond comme la terre, c’est la figure géométrique parfaite. Le football est ainsi l’allégorie du monde mais ça, vous le savez déjà. Le maître du ballon rond peut aussi être le maître du monde.
Sous mon règne, il n’y eut plus un seul pays qui échappa à l’emprise de notre sport. Je fis construire des stades sur les îles les plus éloignées et dans les endroits les plus improbables de la planète. Même les Targui nomades eurent leurs terrains de sable. Même les Papous des jungles les plus impénétrables. Même les Mélanésiens vivants sur d’improbables atolls. Beaucoup n’avaient rien à manger mais au moins pouvaient-ils se distraire. Voilà l’œuvre que j’ai léguée au monde.
Je suis aujourd’hui à l’hiver de ma vie et, lorsque je me retourne sur mon parcours, j’en éprouve une indicible fierté, mon ego enfle et cela me fait du bien. Champion du monde de football, président de mon pays, chef suprême de la Fédération Internationale de Football Association, qui peut faire mieux ?