Un autre monde est encore possible

Un autre monde est encore possible

Dans leur île, ils sont tous égaux car leur constitution se limite à une seule phrase : « Nul ne s’élèvera ici au-dessus de quiconque ».

Ils ne possèdent presque rien et ne connaissent donc pas la jalousie.

Ils n’ont jamais quitté leur île et ne connaissent donc pas non plus l’envie.

Ils n’ont jamais vu ni avion, ni voiture, ni immeuble, ni téléviseur. Ils n’ont jamais vu de ville, jamais vu de foules compactes arpentant les trottoirs luisant sous la pluie. Ils n’ont jamais pris l’autobus, jamais téléphoné.

Ils ne connaissent pas l’argent, et leur étalon-or est la livre de pommes de terre. Ils pratiquent le troc, échangeant les produits chichement cultivés sur leurs terres arides et les langoustes pêchées en mer contre les quelques biens manufacturés dont ils ont besoin : outils, vêtements, médicaments.

Ils ne connaissent pas la spécialisation du travail, ils sont tous tour à tour charpentier, agriculteur, éleveur, pêcheur, tisserand. Ils ne sont pas soumis à la dictature du travail, ils tentent de satisfaire leurs besoins fondamentaux avec le minimum de temps et d’énergie.

Ils ne prennent pas de vacances, ils ne comprennent pas le besoin de l’homme moderne de scinder sa vie en deux, car leur vie à eux est une.

Ils ne sont pas esclaves de l’heure, ils ne sont pas pressés. Car le temps n’est pas de l’argent, le temps se vit dans l’ici et dans le maintenant, tout simplement. Ils ne connaissent pas l’agitation des grandes villes populeuses, la corruption et la fraude, le traitement injuste des laissés-pour-compte, des vieux, des handicapés. Ils ne connaissent pas les inégalités indécentes entre très riches et très pauvres. Ils ne comprennent pas cette prétention qu’ont nos sociétés de donner des leçons de vie, alors que la vie y est là-bas si difficile.

Ils ne connaissent pas le culte du corps, ils n’ont ni l’obsession de la jeunesse, ni la hantise de la vieillesse. Ils vivent la vie telle qu’elle se présente, jour après jour. Et, dans leurs maisons, 3 ou 4 générations se côtoient.

Ils veulent vivre entre eux, ceux de l’intérieur, et avoir le moins de contacts possibles avec les autres, ceux de l’extérieur. Ils parlent une langue hybride, créolisée, que ceux de l’extérieur ne peuvent pas comprendre. Ils sont eux-mêmes issus de quelques pionniers, aventuriers, soldats, survivants oubliés sur un caillou posé au milieu de l’océan, métissés par les vagues de naufragés échoués sur cette terre inhospitalière, sur cette terre du bout du monde.

Ils n’ont ni chauffage central, ni électricité, ni télévision, ni cinéma. Ils n’ont pour tout établissement d’enseignement qu’une minuscule école primaire où leurs enfants apprennent à lire, à écrire et à compter. Ils n’ont, pour hôpital, qu’un centre de soins et un médecin. Leurs loisirs, ce sont les veillées à la salle communautaire et les promenades le long des grèves battues par les vents. Ils n’ont pas de retraite mais, lorsqu’ils sont bien vieux, les générations suivantes ne les abandonnent pas dans des mouroirs pour vieillards grabataires.

Ils sont enfermés sur leur île de quelques dizaines de kilomètres carrés, une île presque inhabitable, mangée par son énorme volcan. Ils constituent la population humaine la plus isolée du globe, à 8 jours de bateau de la vie moderne.

Ils vivent sans assurance, soumis au bon vouloir de leur volcan irascible qui, lorsqu’il se réveille, peut détruire leurs maigres biens et les jeter à la mer.

Mais ils vivent libres dans leur nature sauvage. Comment pourraient-ils demeurer enfermés dans des cubes de béton où le soleil pénètre à peine, comment les obliger à travailler tout le jour dans des usines hideuses, devant des écrans d’ordinateur, comment les confiner dans des villes inhumaines ? Qui sont les plus aliénés, eux ou nous ?

Dans cette communauté égalitaire, la priorité est toujours donnée au nous, jamais au je, le bien commun passe avant tout autre considération. Comment en serait-il autrement si, sur cette terre rude, les maisons ne peuvent qu’être construites entre tous, et les lopins de terre cultivés en commun ? Ils n’éprouvent pas le besoin de posséder leur terre, ils n’éprouvent pas le besoin d’exploiter leur monde à outrance. Ils n’ont pas besoin de mettre en boite la beauté de leur île pour l’offrir aux touristes, car la beauté est offerte à tous. Utopie d’une autogestion qui fonctionne.

***

Pourtant des comptables ont tenté de mettre en balance les avantages de notre monde et du leur, avec une réponse évidente à leurs yeux : comment peut-on choisir leur vie plutôt que la nôtre ? Sacrifier confort, loisirs et artefacts du monde moderne à cette vie si rude ?

Pourtant, le monde moderne a aussi débarqué sur leur île. C’est qu’ils ne refusent pas le progrès, le nécessaire. S’ils n’ont pas d’aéroport (et ils n’en auront sans doute jamais, compte-tenu des conditions géographiques et climatiques) et s’ils sont toujours à 8 jours de mer de la première ville, ils ont désormais internet par satellite, quelques véhicules, du matériel de travaux publics, un port et un petit hôpital assez bien équipé. Mais ils refusent l’excès, la société de surconsommation, le gaspillage, la compétition exacerbée, le désir du toujours plus, la société qui se donne en spectacle.

Et ils ont un privilège rare : celui de pouvoir dire non ou de dire moins ou de dire un peu plus, de faire le choix du strict nécessaire, alors que notre société ne peut plus sortir de l’engrenage infernal dans lequel elle s’est engagée.

Voilà déjà 200 ans que l’île fut peuplée par leurs ancêtres, 2 siècles qu’elle est façonnée par 10 pionniers et par leurs descendants. Mais que sera-t-il d’eux dans 50 ou dans 100 ans ? Quel avenir pour cette terre que le hasard a peuplé de marginaux, d’aventuriers. Si le volcan qui les domine ne détruit pas les îliens, l’endogamie, la consanguinité ne les condamneront-ils pas ? Peut-être, mais 50 ou 100 ans ne signifient pas grand-chose quand la survie quotidienne exige autant d’efforts. En attendant, la communauté vit. Et elle semble vivre heureuse, toujours sous la bannière de sa constitution qui rappelle les jacqueries du Moyen-Age : « Nul ne s’élèvera ici au-dessus de quiconque ».

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