Derrière le rideau de brume, se cachent les collines pelées, noires et tristes. Le soleil s’enfonce dans les entrailles de la terre. Les dernières lueurs rosâtres illuminent les cahutes du bidonville Santa Monica d’Ate Vitarte. Un ensemble de maisonnettes de bois, tôles, nattes, pisé, quelques-unes avec des murs en ciment, grises comme les roches des collines, grises comme la poussière qui pénètre les corps et les âmes.
Six heures de l’après-midi, les habitants vont bientôt aller se coucher, il n’y a pas de vie nocturne dans ce quartier, il n’y a pas d’électricité, pas de restos du cœur, même les programmes alimentaires du gouvernement n’y viennent pas.
María Cayllahua est assise dans sa maison faite de nattes de paille, ouverte au vent glacé de la nuit. Il n’y aura pas de dîner ce soir, à midi la famille a déjà déjeuné d’une maigre soupe. Les deux enfants jouent avec une petite voiture que l’aîné a trouvée dans une décharge de La Molina. Une lampe à pétrole sur une table base et une valise trouée, une couverture poussiéreuse jetée sur le sol, il n’y a rien d’autre. María est fatiguée, de tant marcher, de tant jeûner. Ses paupières se font lourdes, un souffle de vent lui caresse le visage, comme ce jour lointain, lors de la procession de San Marcos, quand elle fit la connaissance d’Angel, son homme. Il était beau, Angel, et travailleur. Il lui avait caressé la joue et, trois semaines plus tard, ils étaient mariés. Elle sourit au souvenir de son champ, de son village de la vallée de l’Apurímac, des trois cochons et des poules qui courraient et soulevaient des tourbillons de poussière. Mais elle avait presque oublié le visage d’Angel, elle n’avait même pas conservé une photo de lui. Où donc pouvait-il être? Il allait travailler en ville, avait-il dit. Et il n’est jamais revenu. Puis, ce fut la fuite loin du Sentier Lumineux, ces salauds qui avaient tué l’oncle Heriberto, pourvu qu’ils ne tuent pas les enfants. La fuite vers la ville, la fuite vers Lima, la grande, la puissante, la riche.
Ses paupières se ferment mais elle ne peut pas dormir, elle ne peut jamais dormir, elle entend au loin les rires des enfants, les cris des voisins, qui toujours s’engueulent et se battent, chaque nuit lorsque l’homme rentre ivre à la maison. L’estomac lui fait mal, les pieds saignent, de tant marcher, de tant jeûner, les enfants n’ont pas mangé et demain qu’en sera-t-il d’eux ? Que mangeront-ils, demain ?
***
Des scintillements de sang et d’argent sur la superficie du lac. Les bougainvillées blancs et roses qui se reflètent sur les eaux dormantes. Tout autour, des maisons blanches, immenses, des allées tranquilles et des cascades de fleurs qui recouvrent les murs. La brume s’évapore et le soleil parvient enfin à réchauffer l’oasis fertile de La Planicie. Dans le jardin des Antonelli, un enfant sort de la piscine et se saisit d’une lourde serviette. Monica vient de s’habiller, de se maquiller. Elle jette un regard dans le miroir art nouveau, acheté 12 000 dollars à Miami. Elle est très élégante et cette robe noire, décolletée, lui va très bien. Elle est belle et elle le sait, teint pâle, cheveux châtain clair, elle a encore le corps svelte d’une adolescente malgré ses trente-deux ans et ses trois grossesses, un corps sculpté, il est vrai, grâce à des heures d’exercices, et un visage que la chirurgie a pu maintenir lisse et sans rides. Aujourd’hui est un grand jour, Andres a signé un contrat avec les gringos pour l’exploitation d’une nouvelle mine de cuivre. Et, en tant que Président de la compagnie, il offre une réception à la maison.
Monica donne des ordres, il faut encore finaliser quelques détails pour que tout soit parfait. Sortir les bouteilles de champagne du réfrigérateur, on ne peut pas les servir trop froides. Nettoyer encore une fois les coupes, leur ôter le dernier grain de poussière. Changer une fleur fanée du vase en cristal de Bohême.
Les premiers invités et leurs épouses arrivent. Monica les connaît toutes, bien-sûr. Ce sont des femmes de banquiers, d’entrepreneurs miniers, de grands distributeurs. Elles n’existent pas par elles-mêmes. Les hommes sortent dans le jardin, se réunissent autour de la piscine et parlent affaires, femmes, politique. Pas de football, ou alors seulement les fans de l’Alianza Lima. Les femmes restent à l’intérieur, avec Monica.
-Comment s’est passé ton voyage à Miami?, lui demande Angela, l’épouse d’Arturo Benavides, du Banco del Agro.
-On a fait du shopping. Les enfants connaissent déjà Disney, tu sais. Et Juan Jose, avec ses tournois de tennis, ne nous laisse jamais en paix…
-Et pourquoi vous ne viendriez pas tous, avec Andres, à Santa María, à la plage? On pourrait partir vendredi…
-Je ne peux pas, tu sais bien que les vendredis, je vais à la paroisse, le Père Cruz compte tellement sur moi, je dois l’aider avec les pauvres. Tu sais bien, apporter de la nourriture, des vêtements usés, ces gens sont si démunis.
On trinque au champagne. Un peu plus tard, arrive l’invité d’honneur, le ministre de l’énergie et des mines, don Juan Carlos Hernandez. Un homme très agréable, d’ailleurs, il salue tous les invités, il a de bonnes manières malgré le fait qu’il soit originaire de Huancavelica. Mais cela fait des années qu’il vit à Lima, il n’a presque plus d’accent andin lorsqu’il parle…
Les enfants viennent saluer le ministre. Ils sont trois. L’aîné, Juan Jose, est déjà un champion de tennis. Puis viennent Andrea et le petit Nicolas, qui a trois ans. Bien élevés, ils s’inclinent et disent: “Bonsoir, monsieur le ministre”.
Peu après onze heures, les derniers invités font leurs adieux. Monica et Andres sont seuls et boivent le dernier Brandy. La nuit est fraîche et la pelouse humide. Les enfants sont au lit et les employés sont déjà partis. Monica est plus belle que jamais, l’alcool a allumé une étincelle dans ses yeux qui a ensuite mis le feu à son corps. Andres lève sa coupe, il est impeccable dans son costume noir, avec juste une touche de fantaisie sur sa cravate, ces petits cochons roses, beau comme au premier jour, quand ils ont dansé pour la fête de ses quinze ans au Country Club de San Isidro. Mais plus d’alcool maintenant, c’est l’heure de l’amour, ici même, sur la pelouse humide.
***
Elle n’a pas besoin de réveil. Maria s’est toujours réveillée à cinq heures du matin. Il fait froid et elle se couvre avec la vieille couverture que sa mère lui a laissée à sa mort comme seul héritage. Elle n’a pas besoin de lumière, elle sait comment se mouvoir dans l’obscurité de son taudis. Elle prépare l’emoliente, c’est ce qu’ils vont déjeuner, avec juste un petit pain, le reste elle le vendra aux ouvriers de l’usine. Les enfants dorment encore, elle peut entendre le ronflement irrégulier du petit, le mouflet n’est pas bien, il était fiévreux hier. Les voisins se lèvent, elle entend les cris du chef. Une délicieuse odeur de nourriture remplit la pièce. C’est l’heure de manger.
L’aîné, Alberto, embrasse Maria, il doit parcourir les rues de Surco et fouiller dans les poubelles des riches. C’est fou ce qu’on peut y trouver. Parfois, il tire un bon prix d’une radio qui marche encore ou de chaussures de tennis à peine rayées.
María part avec Angel, le petit, son mari avait voulu lui donner son nom, ils marchent une heure et demie jusqu’à son lieu de travail, portant la marmite et les assiettes. Elle ne peut pas prendre le combi, ça coûte un sol.
Elle s’installe, en face de l’entrée, sous un huarango rachitique. Elle arrive juste à l’heure, lorsque les ouvriers entrent à l’usine. Elle a de bons clients, comme Felix, qui est aussi d’Apurímac, ou le jeune Jose, de San Juan de Lurigancho, le pauvre Jose, il vient de perdre sa femme, renversée par un camion.
Elle reçoit un sourire, un mot, un sol. Puis elle attend cinq heures jusqu’à la pause du déjeuner. Elle n’a rien à faire, elle pense à sa terre, au-delà des collines, et son visage se tourne vers l’est. Derrière la montagne noire, c’est La Molina, où elle n’a jamais été. Pourquoi ? Elle sait que c’est l’endroit où les riches cachent leurs maisons, mais ce n’est pas son monde, son monde, c’est la colline où elle vit depuis six ans. Elle n’oubliera jamais son arrivée, Angel est né quelques jours plus tard. Angelito revient, il a récupéré 1,30 soles, en mendiant au carrefour. Ce n’est pas mal. Voyons si les ouvriers lui achètent l’emoliente qui reste.
***
Le réveil sonne à huit heures, comme chaque jour. Andres est déjà sorti, pour un petit-déjeuner avec les gringos. Monica ne peut pas se lever trop tard, elle a beaucoup à faire. Elle jette un coup d’œil au jardin. L’océan bleu clair de la piscine, la pelouse verte qui ressemble à une prairie, les murs si blancs, lavés chaque semaine et ces fleurs merveilleuses, bougainvillées, roses, géraniums, dont Claudio, le jardinier, s’occupe mieux que personne. Elle prend une douche froide, puis elle passe au jacuzzi, rien de plus relaxant que quinze minutes de bulles chaudes dans le dos.
Le petit-déjeuner est prêt, à l’heure exacte, comme tous les jours. Un jus d’orange, un thé sans sucre et un toast sans beurre. Elle n’a plus beaucoup de temps, elle met un peu de rouge à lèvres, de l’ombre sur les paupières, et elle est prête pour le gymnase. Elle prend sa Nissan Patrol, bien que le Body Gym ne soit qu’à deux rues. Comme toujours, elle arrive en retard, la classe d’aérobic a déjà commencé. Elle aime le sport, elle peut y oublier ses problèmes, la nouvelle cuisinière qu’elle doit remplacer, elle ne la maintient que par pure compassion, Andrea qui a de meilleures notes en Nitendo qu’à l’école. Puis elle va au sauna, elle se déshabille, et, avant de s’entourer de sa serviette, elle se regarde dans le miroir. Les seins sont encore fermes, les jambes sont musclées, sans un gramme de cellulite, la seule chose que peut-être… c’est ce nez très long, mais ça peut s’arranger. Elle en parlera à Andres.
Elle ne peut plus attendre, elle doit passer au Wong. Elle l’a promis au Père, elle va acheter quelques cadeaux pour les enfants pauvres du quartier, les classes vont bientôt s’achever et Noël approche. Sans femmes comme elle, que deviendraient-ils, qui leur donnerait de l’amour, des jouets, de la nourriture? Oui, ces deux après-midis qu’elle leur consacre chaque semaine comblent son âme. Elle gare sa Nissan en face de l’entrée, il y a toujours une place pour elle. Elle descend, son sac en cuir à l’épaule, lunettes de soleil plantées dans les cheveux. Un gosse, toujours le même, étend la main. Il dit peut-être quelque chose, elle n’en sait rien, elle ne le voit jamais, des gosses comme lui il y en a partout, aux feux, dans les centres commerciaux, quelques-uns vendent des bonbons, d’autres mendient.
-Madame, s’il-vous-plait, dix centimes…
Déjà, le bruit des conversations, la musique de fond, les annonces par haut-parleur effacent la voix de l’enfant. Aurait-elle entendu quelque chose ou serait-ce son imagination ? Ce n’est pas grave, elle doit aller chercher ces jouets, les enfants pauvres vont être contents, mais elle doit faire vite, l’heure du déjeuner s’approche. Elle a un rendez-vous. Cela ne l’amuse pas beaucoup, mais elle doit y aller.
***
María a vendu peu d’emoliente, les ouvriers n’ont-ils plus faim ou bien n’ont-ils plus d’argent ? Elle fait ses comptes, trois soles, plus ce qu’a ramené Angelito. Et puis elle doit deux soles à sa comadre, enfin ce n’est pas vraiment sa comadre, mais elle est de son village et elle l’aide dès qu’elle peut. María veut lui rendre son argent. Mais alors, que mangeront les enfants, aujourd’hui ? Peut-être Alberto a-t-il trouvé quelque chose de bien, vêtements, chaussures, radio, et peut-être aura-t-il pu le vendre à bon prix ? Il est déjà deux heures, personne n’achètera plus son emoliente. Elle rentre avec Angelito, elle est fatiguée, ses jambes tremblent lorsqu’elle monte la colline San Agustín. Lorsqu’elle arrive au sommet, elle s’assit par terre et Angel se blottit entre ses jambes. María lui caresse la tête. Enfoncé dans le sol, un morceau de verre rouge reflète son désespoir. María le prend, cela fait des mois qu’elle n’a pas vu un miroir. Elle l’approche lentement de son visage. Elle est surprise mais n’a pas peur. Un visage d’indienne de trente-deux ans qui semble en avoir cinquante, le cheveu raide, le visage fripé, elle se souvient de ses vingt ans, elle était si fraîche alors, avec des joues pleines, des bras potelés, un sourire qui illuminait son visage en permanence. Désormais, María est fanée, de plus en plus maigre, il n’y a rien à faire, un jour elle disparaîtra, elle s’évanouira sans laisser de trace. Un corps vide et un esprit vide. Comme elle est venue, elle s’en ira, du néant au néant, un simple souffle de vent. Ne resteront que ses enfants pour se souvenir, peut-être, du passage de María Cayllahua sur cette terre. Pour l’instant, elle survit, stimulée par la douleur et la faim avec un seul but, faire en sorte que ses enfants mangent aujourd’hui. Mais combien de temps pourra-t-elle tenir?
Ils se lèvent, continuent à marcher, descendant et grimpant les collines, María ne peut pas penser, elle n’en peut plus, trop de marche, trop de jeûne. Elle arrive dans son taudis mais Alberto n’est pas encore rentré.
María laisse Angelito avec sa voiture déglinguée et s’en va acheter des pommes de terre et du pain. Elle préparera une soupe, avec les patates et le pain, les enfants rempliront leur ventre.
***
Le restaurant Jose Antonio, ses meubles coloniaux, ses tableaux de l’école de Cuzco, son atmosphère d’auberge d’antan, ses plats créoles si savoureux, Monica adore l’endroit. Cette fois, c’est elle même qui l’a choisi pour la réunion mensuelle de l’association des épouses d’entrepreneurs. Cela ne l’enchante pas de passer trois heures avec ces quinquagénaires insipides, mais c’est un devoir social, elle le fait pour Andres. Elle lit la carte avec soin. Des plats à cinquante soles, des plats créoles, populaires mais sophistiqués, modernisés par des maîtres cuisiniers. Ici, ils caramélisent même la patate douce et ajoutent des épices coûteuses dans le riz.
Elle demande un jus d’orange et une salade. Elle toise avec dédain celles qui commandent des steaks grillés ou des côtelettes de porc. Que diable, un peu de volonté, mesdames !
Face à elle, c’est Carmen Chang, yeux bridés, ascendance chinoise. Elles furent amies lors de leurs études à l’université Sagrado Corazón. Carmen était la meilleure élève mais elle a fini comme elle, épouse d’entrepreneur. Elles étudiaient le droit mais Monica n’a jamais eu le rêve et encore moins la vocation pour devenir une avocate de renom ou être juge à la Cour Suprême. Heureusement qu’elle a rencontré Andres, de toute façon, leurs familles étant membres du club de golf Los Incas, un jour ou l’autre ils se seraient connus.
-Monica, ça te dit de venir jouer au bridge?
Mais pour qui se prend-elle ? Une intellectuelle ?
-Non, Carmen, merci mais je suis très occupée, tu sais bien, je n’ai pas une minute à moi.
Le déjeuner est interminable, et ces vieilles qui veulent encore prendre un dessert. Et du café. Je ne veux pas devenir comme elles, je prendrai toujours soin de mon corps, pour Andres, pour moi, pour les enfants.
Tu as changé d’employée, Alicia ? C’est difficile de trouver des gens de maison, de nos jours dans ce pays, personne ne veut plus travailler, et puis aussi, regarde qui nous gouverne, il ne faut pas s’étonner, c’est nous qui les avons choisis, enfin ni toi ni moi, mais le peuple, oui, Lourdes, ton voyage en Europe est prêt ? Heureusement, je pars dans deux jours. Et où vas-tu ? A Madrid, Rome, Paris, Berlin, Londres, Amsterdam et Stockholm. Combien de temps ? Dix jours. La conversation s’alanguit, le ronron endort Monica, elle ne supporte plus ces voix criardes.
Il est trois heures et demie, elles sortent et se disent au revoir avec force embrassades et « à bientôt ». Monica glisse un sol dans la main du gardien de voitures. Elle doit se hâter, elle a un rendez-vous à quatre heures chez la coiffeuse. C’est qu’aujourd’hui est un grand jour, ce n’est pas si fréquent d’assister à une représentation du Bolchoï à Lima, c’est Andres qui a beaucoup insisté pour y aller, en plus il veut être agréable avec les gringos, leur montrer que Lima est une ville culturelle qui n’a rien à envier à New-York ou Boston. Monica va s’ennuyer, elle le sait, mais elle doit suivre la vie culturelle de Lima. Ce n’est pas une vie culturelle très intense, bien-sûr, Lima n’est pas Madrid ni Buenos Aires.
L’argent lui a glissé littéralement entre les doigts. Après avoir acheté le pain et les patates, il ne lui reste que cinquante centimes. Que peut-on faire avec cinquante centimes ? Elle reste un bon moment assise, à l’ombre de sa bicoque, les yeux protégés par son chapeau gris, pour qu’on ne la voie pas pleurer. Dans son village de la vallée de l’Apurímac, elle ne resterait pas seule, il y aurait sa famille, ses amis, des voisins au moins, mais ici, la solidarité n’existe pas, chacun se bat pour son bout de pain. Elle serait dans son champ, là où il y a des prairies, de l’eau abondante, des montagnes radieuses, peut-être pourrait-elle rentrer maintenant, le Sentier Lumineux n’existe plus, elle pourrait vivre en paix, elle a encore ses grands-parents et quelques cousins, il y aurait toujours un endroit où dormir pour elle et ses enfants, un peu de nourriture et de chaleur.
Mais ici, elle devient fumée, vent, corps sans substance. Soudain, une idée terrible lui passe par la tête: elle ne passera pas Noël. Et alors, qu’adviendra-t-il de ses enfants? Même l’aîné ne peut pas se débrouiller tout seul.
Elle n’a pas le choix, elle doit se résoudre à aller mendier, c’est humiliant mais ça vaut mieux que de voler ou de mourir de faim.
Une fois de plus, la revoilà sur le chemin avec Angelito. Elle sait où aller, à La Molina, derrière la colline, dans le monde des riches. Elle se postera devant l’un de ces grands magasins, là où les riches font leurs courses, c’est sûr, ils lui donneront bien quelques pièces, ils verront le visage affamé du petit.
Elle passe une colline, puis une autre, c’est un long chemin, elle est très fatiguée. Tellement vide, on dirait un spectre. De la peau et des os sans rien à l’intérieur.
Elle arrive enfin, tant de vastes demeures, on dirait des palais, tout est propre, blanc, il y a des fleurs sur les murs, des rues sans poussière, des gens bien habillés. Elle demande où est le supermarché.
Là-bas, lui dit-on, à trois rues, ce n’est pas loin, quelques minutes et elle pourra se reposer, s’asseoir, étirer les jambes, il y aura bien un banc pour les pauvres.
Enfin, elle voit au loin les lettres rouges du WONG, le ballet des caddies remplis de nourriture, elle entend la douce musique… Elle s’avance avec prudence, elle n’avait encore jamais mis les pieds dans un tel endroit, elle se sent nauséeuse, elle doit se reposer, s’asseoir un instant, Angelito à ses côtés. Les jambes ne supportent plus son poids, même tellement léger. Un moment encore, et puis elle se lèvera, étendra la main et attendra.
***
Elle a mis plus de temps que prévu mais cela valait la peine, ils ont fait du bon travail, elle est magnifique, et ils lui ont même fait la manucure, elle adore le rose brillant de ses ongles. Elle sort de chez sa coiffeuse, radieuse, consciente de sa beauté, de son pouvoir. Elle sait que les hommes la regardent, qu’ils se retournent sur son passage. Elle a toujours été fidèle à Andres, bien-sûr, elle n’a même jamais pensé lui planter deux cornes sur le front, bien que les opportunités n’aient jamais manqué. Elle a ses principes et elle ne pourrait pas retourner voir le Père Cruz et se confesser si quelque chose devait arriver. Elle veut simplement être fière de son corps. Elle ne veut pas le cacher, elle s’habille comme une adolescente, chemisier très court, on lui voit même le nombril, et jeans.
Elle monte dans la Nissan, elle sent dans son dos le regard d’un adonis de gymnase, T-shirt moulant et muscles proéminents, c’est sûr qu’ils se sont déjà vus au Body Gym, mais elle ne répondra pas à ses avances, elle ne s’écartera pas du droit chemin.
Elle a des courses à faire, en général elle prend son employée avec elle pour l’aider mais elle n’a plus le temps de passer à la maison. Andres sera furieux si elle s’attarde trop, le ballet commence à huit heures pile, il le lui a répété déjà plusieurs fois.
Elle a rempli son caddy, mais elle n’a même pas pu y mettre les 6 bouteilles d’Inca Kola en solde. Un aide, uniforme rouge et casquette de marionnette, le pousse jusqu’à la sortie. Elle sent soudain quelque chose de bizarre, comme un vide autour d’elle. Elle continue à marcher mais n’ose pas regarder, dehors il y les mêmes mendiants loqueteux, avec leurs visages faméliques, mais ce ne sont pas ses pauvres, les siens sont tout aussi pauvres, c’est certain, mais ils sont décents, ils ont un toit et un travail. Il y a aussi la vieille vendeuse de roses, le cireur de chaussures, le gardien de voitures, celui-là, ça doit bien faire dix ans qu’il est là, elle le connaît très bien. Elle n’ose pas regarder mais la curiosité lui fait enfin tourner la tête.
***
María, enfin, peut lever les yeux. Elle voit, en face d’elle, une femme magnifique, débordante de vie, l’une de ces silhouettes que l’on voit dans les revues de mode, Cosas ou Vanidades, qu’Alberto lui ramène parfois.
Leurs regards se rencontrent, se rejoignent, une fraction de seconde. Chacune voit ce qu’elle aurait pu être si… Chacune voit son propre reflet dans le regard de l’autre, comme dans un miroir, mais un miroir de cirque, de ceux qui déforment la réalité.
Le pas léger de Monica s’éloigne déjà vers le parking.
Ate Vitarte, La Molina, La Planicie, San Isidro, San Juan de Lurigancho, Surco : quartiers de Lima
Comadre: commère, marraine
Combi: mini-bus
Emoliente : boisson à base d’orge et d’herbes, aux vertus médicinales
Huarango: arbre de la famille des mimosaceae
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