Cristina sortit de son appartement de Neuilly, accueillie comme tous les matins par une nuée de paparazzi. Son chauffeur fit obstacle de son corps pour qu’elle s’installe tranquillement sur le siège arrière de la Bentley sans être importunée par le crépitement des flashs. Malgré le succès qu’elle connaissait depuis quinze ans, elle ne s’était vraiment jamais habituée à cette violation quotidienne de son intimité. Elle savait en profiter, bien-sûr, et avait largement construit sa notoriété sur ses toilettes extravagantes et affriolantes, ses relations avec des hommes et des femmes tout aussi célèbres qu’elle et largement reprises dans les médias. Parfois cependant, elle trouvait ces attentions bien trop pesantes. La différence avec ses relations était que Cristina n’était ni chanteuse, ni actrice, ni même animatrice de télévision ; elle était célèbre sans avoir jamais montré le moindre talent, elle ne devait sa célébrité qu’à sa participation à une émission de télé-réalité, « Tous à poil », où elle avait déployé ses charmes et son bagout, et elle avait ensuite habilement capitalisé sur sa renommée naissante tout au long des années, par des participations à d’autres programmes télévisuels et à diverses joutes intellectuelles. Bref, ainsi que l’avait tautologiquement remarqué un journaliste, elle était célèbre d’être célèbre.
Cristina sortit un petit miroir de poche et rajouta une couche de rouge à lèvres. J’aurai bientôt quarante ans, pensa-t-elle, bientôt viendra le temps de prendre ma retraite, de vivre comme je l’entends loin des projecteurs mais, avant cela, je dois encore achever en beauté ce dernier coup d’éclat.
***
Depuis cinq heures du matin, Jean-Luc travaillait derrière son étal. Il avait déjà découpé toutes les pièces de bœuf qui seraient mises en vente dans la journée, bien alignées dans le présentoir réfrigéré, les étiquettes de prix fichées dans la viande comme des étendards. Restait encore à préparer les terrines qu’il ferait livrer dans la journée aux meilleurs restaurants de Paris. Depuis l’âge de dix-sept ans, lorsqu’il avait débuté son apprentissage dans la maison des frères Bouchard, il s’était toujours levé très tôt, sans craindre les longues heures de travail, et même maintenant qu’il était propriétaire d’une boutique boucherie-traiteur parmi les meilleures de la ville, il n’hésitait jamais à mettre la main à la pâte, surtout pour les commandes de chefs étoilés ou pour les dîners des meilleures familles de Neuilly. Il savait surtout, au-delà de son talent, être aimable avec tous, élégante femme d’affaires ou humble employée de maison. Sa gentillesse lui avait d’ailleurs valu de nombreuses bonnes fortunes et jamais il n’avait songé à se marier.
-Mademoiselle Cristina vous demande, lui cria le vendeur.
Ah, Mademoiselle Cristina, encore une de ses clientes célèbres, une très jolie femme et pas bégueule avec ça, toujours un mot gentil pour les employés ou le patron. Depuis quelque temps, elle venait souvent en personne acheter une belle entrecôte, une quiche ou un gros chapon. Il s’essuya les mains poisseuses et enleva son tablier.
-Mademoiselle Cristina, heureux de vous revoir, qu’est-ce que ce sera aujourd’hui ?
-Qu’est-ce que vous avez de bon aujourd’hui ? Étonnez-moi Jean-Luc !
-Nous avons eu hier un arrivage de belle limousine, j’ai aussi de la terrine bien fraîche…
-Vous avez un talent magnifique, vous êtes vraiment un maître-boucher !
-C’est gentil de votre part, mais…
-Ne soyez pas timide, vous avez de grandes qualités, il faut s’accepter comme on est.
-Oui, mais…
-Il n’y a pas de mais, c’est la vérité vraie. A bientôt, Jean-Luc.
Jean-Luc la regarda sortir, élégante dans sa jupe noire, portant contre elle son précieux tournedos. Il resta indécis plusieurs minutes avant de retourner devant son étal, ne sachant trop que penser de l’attitude aussi amicale de Mademoiselle Cristina. Une belle femme, vraiment.
***
Voilà un premier jalon posé, pensa Cristina avec satisfaction, cette affaire ne devrait pas être trop difficile à mener. D’ailleurs, il est plutôt pas mal, malgré sa calvitie naissante, je ne devrais pas être trop ridicule.
C’est ainsi qu’une amourette commença à naître entre ces deux êtres à priori si dissemblables, par petites touches, comme des briques empilées les unes sur les autres, visite après visite de Cristina à la boucherie de maître Jean-Luc. Et pourquoi pas, se demandait Jean-Luc ? Pourquoi une vedette du petit écran devrait-elle nécessairement fréquenter des gens célèbres ? Pourquoi pas le voisin bureaucrate ou boucher ? On dit souvent que les gens s’accouplent par affinités, sur le mode des appariements sélectifs, les semblables se mariant entre eux. Pourtant, il fut un temps où les rois épousaient des bergères, alors pourquoi une vedette, un membre de cette nouvelle aristocratie fondée sur la célébrité, ne s’unirait-elle pas à un quidam, à un plébéien, à un Jean-Luc ? Oui, se disait Jean-Luc, cela est possible, mais où trouverai-je la force de me déclarer ?
Il n’eut pas à faire le premier pas, Cristina lui demanda de lui livrer, un samedi soir, la commande d’un dîner qu’elle avait prévu avec quelques amis.
Il se présenta, en costume-cravate noir au dernier étage d’un immeuble luxueux du centre de Neuilly, les bras chargés de plats préparés avec soin, et même avec amour, pensait-il. Ce fut Cristina elle-même qui lui ouvrit, longue robe noire, largement échancrée dans le dos. Elle était magnifique, plus belle encore qu’à la télévision, et il bafouilla un bonjour Mademoiselle.
-Bonsoir Jean-Luc, entrez, je vous en prie. Je vais vous montrer, c’est tout droit, au fond du couloir.
Il n’osa pas trop regarder autour de lui, de peur de faire un faux pas et de s’étaler de tout son long. Les plats étaient lourds et les bras lui faisaient mal. Il arriva enfin, au bout d’un interminable parcours, dans une vaste clairière illuminée de mille étoiles et, lorsqu’il se retourna, la princesse l’attendait, splendide et radieuse, c’était la femme de sa vie, il en était désormais certain. Il déposa ses cadeaux, hommage à la beauté de sa reine, et il fut un instant tenté de s’agenouiller, de tendre la tête en signe de soumission. Mais il n’était pas dans une clairière enchantée, il n’était que dans la luxueuse cuisine d’un bel appartement bourgeois.
-Vous êtes splendide dans ce costume, c’est pour moi que vous vous êtes fait si beau ?
Qu’aurait-il pu lui dire, qu’elle était belle mais sans doute le savait-elle, qu’elle était la femme de sa vie, qu’il aurait souhaité lui baiser les pieds, qu’il pourrait devenir son esclave, mais jamais il n’oserait, jamais il n’oserait lui demander de sortir avec lui, un refus, tellement probable, serait si humiliant.
Il est ferré, se dit Cristina, encore un coup et il sera à point.
Le coup suivant fut une invitation à déjeuner, au domicile de l’idole, un tête à tête sur la grande terrasse qui dominait Neuilly, un repas bovin préparé par la cuisinière de Cristina : carpaccio de bœuf et pavé de bœuf à la sauce moutarde en l’honneur de son hôte. Elle le servit abondamment de Saint-émilion avant de parler affaires :
-Vous êtes le meilleur traiteur de Paris, Jean-Luc, si, si, vous le savez bien, c’est pour cela que je voudrais que vous vous occupiez de ma prochaine fête d’anniversaire, dans trois semaines, que je vais donner ici-même.
-J’en serais honoré.
Cristina lui sourit et lui saisit la main, d’un geste fraternel.
-Et vous y serez naturellement en tant qu’invité, nous sommes amis, maintenant.
Il peina à déglutir et tenta un :
-Je… Je suis..,
Qu’elle coupa d’un :
-Allons, mangeons votre excellente viande avant qu’elle ne refroidisse.
La servante s’approcha pour débarrasser les plats alors que la princesse lui racontait quelques anecdotes de sa vie au Palais, comment elle avait été interviewée en direct par le célèbre présentateur ADPP et l’avait, en deux phrases bien senties, ridiculisé, comment elle avait été faite Chevalier de l’Ordre des Arts et Lettres par le Ministre de la culture lui-même, en reconnaissance de sa contribution au rayonnement des arts et des lettres en France et dans le monde. Il avait vanté ses supposés mérites mais il n’avait pas parlé de sa seule vraie contribution qui était d’avoir égayé les nuits du Ministre. A ce souvenir, Cristina s’esclaffa et poursuivit sur les performances ministérielles nocturnes, qu’elle semblait trouver très drôles. Trouvant aussi très comique la moue que faisait Jean-Luc, elle continua à lui conter les coutumes du petit monde télévisuel, comment les unions se font et se défont, comment s’acoquinent journalistes, gens du show-biz et du monde politique. Jean-Luc sentit alors que la distance qui séparait leur monde, celui de la noblesse issue de cette société du spectacle, et la plèbe qui était son propre monde, devenait infranchissable.
Cristina lui prit encore la main :
-Vous êtes vraiment une belle personne, Jean-Luc, je suis heureuse de vous avoir pour ami.
Jean-Luc revint par les rues animées plus désenchanté que jamais, ses illusions envolées. Mais comment avait-il pu être aussi ridicule, croire que les distances pourraient être abolies, comme cela, d’un simple claquement de doigts ? Non, oublie-là, Jean-Luc, tu ferais mieux de t’occuper de l’opticienne du coin de la rue, une jolie divorcée que tu ne laisses pas indifférent.
***
Pourtant, trois jours plus tard, il reçut une invitation écrite de la main de Cristina l’invitant à participer à un spectacle où elle devait tenir la vedette. Il serait retransmis en direct à la télévision.
« Je vous attends samedi, très cher Jean-Luc, je passerai vous prendre à dix-sept heures. Mes meilleurs sentiments. Votre Cristina. »
Cristina était très fière d’elle, elle avait été habile, tissant peu à peu sa toile, par petites touches, le beau boucher était désormais fou amoureux d’elle, elle le savait, elle en était certaine. Et le final serait splendide, un vrai feu d’artifice.
C’est une longue limousine blanche qui vint chercher Jean-Luc, à l’heure dite. Cristina l’attendait à l’intérieur, vêtue d’une longue robe blanche. Pour l’occasion, elle avait domestiqué sa crinière de jais en un chignon qui s’élevait en volutes au-dessus de sa tête. Elle était resplendissante. Il était assis dans une voiture de luxe avec la plus belle femme du monde, lui le petit boucher du quartier Saint-James de Neuilly, et pourtant ce n’était pas un rêve. Quel était donc ce mystère de l’amour qui l’avait conduit à cet endroit en ce moment précis ? Comment en était-il arrivé là ? Devait-il lui déclarer sa flamme, tout de suite, ou pourrait-il attendre après le spectacle ? Non, il ne pourrait pas attendre.
Je t’adore Cristina, je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne. Mais comment des paroles aussi banales, dites au cours des siècles par des millions de bouches pourraient-elles exprimer la force de son amour. Il ne savait pas, il n’est pas poète, Jean-Luc. Et pourtant il aurait voulu lui dire tant d’autres choses, lui dire qu’il ferait tout pour elle, qu’il serait tout pour elle, qu’il pourrait donner sa vie mais aussi tuer, qu’il pourrait devenir son esclave, ou l’esclave de son esclave, qu’il mourrait de chagrin si elle devait l’abandonner un jour. Mais il ne dit pas tous ces mots, seul son regard s’enflamma et, ne pouvant y tenir, il l’embrassa goulûment. Ce fut un instant d’intensité absolue, l’aperçu d’une éternité possible mais, déjà, la voiture approchait de l’esplanade Henri de France. On était arrivé.
Une foule dense attendait Cristina. Elle prit Jean-Luc par la main et se dirigea tranquillement vers l’entrée en prenant bien soin de montrer son meilleur profil (le droit) aux photographes. Elle se retourna vers Jean-Luc et lui sourit longuement, de ce sourire cajoleur, irrésistible, grâce auquel elle était sortie vainqueur de cette rude compétition, la télé-réalité « Tous à poil », qui l’avait propulsée vers le firmament. Une belle idée, « Tous à poil », la première télé-réalité où on montre tout, mais absolument tout, et où seuls les plus désinhibés parviennent au sommet. Évidemment, il y avait là-dedans plus de fiction que de réalité mais elle avait justement pu ainsi montrer l’étendue de son talent d’actrice. A l’entrée de la salle, elle confia Jean-Luc à une hôtesse, lui donna un baiser et lui adressa un petit geste d’adieu. Venez, lui dit l’hôtesse, je vais vous placer avec les VIP. Et en effet, il se retrouva au premier rang où il reconnut quelques vedettes et pseudo-vedettes comme Cristina. Mais lui n’était rien et personne ne lui adressa la parole.
Enfin, les lumières s’éteignirent et le présentateur, Patrick Michel, s’approcha à grands pas du bord de la scène. Veste fluo, sans cravate, longue chevelure argentée, souriant de toutes ses dents.
Chers amis, bonsoir, je suis très heureux de vous accueillir ce soir en compagnie de mon invitée surprise, et oui, ce soir j’ai le grand plaisir d’accueillir la magnifique, la somptueuse, la voluptueuse, j’ai nommé : Cristina. Tonnerre d’applaudissements qu’un assistant du présentateur provoquait à grand renfort de gestes. Cristina, vient, mon ange. Je crois que tu as une surprise pour nous ce soir.
Et oui, merci Patrick, cette soirée est très importante pour moi, sais-tu, car j’ai l’immense plaisir d’être accompagnée d’un ami très, très cher, Jean-Luc, qui est assis au premier rang. Bonsoir Jean-Luc, reprit alors Patrick et, à sa suite, toute la salle : Bonsoir, Jean-Luc.
Jean-Luc, si tu veux bien monter sur scène, je t’en prie, dit-elle en tendant les bras.
Écarlate, Jean-Luc se leva, les yeux fixant le sol, les épaules basses, mais comment va-t-il faire pour affronter ces milliers de regards, lui si timide qui n’a jamais côtoyé guère plus de trois personnes à la fois, aux heures d’affluence dans sa boucherie ? Il trébucha avant de grimper les quelques marches qui le menèrent sur la scène, mais ce n’était pas une scène, c’était un échafaud plutôt, avec le présentateur-bourreau et les milliers de spectateurs qui attendaient de le voir s’affaisser sous le poids de la honte. Viens, Jean-Luc, viens mon chéri.
Eh bien, je vous présente Jean-Luc, l’ami de cœur de notre Cristina bien-aimée. Que faites-vous dans la vie, Jean-Luc, vous êtes boucher, je crois, c’est très bien, ça, c’est un beau métier, poursuivit-il alors que quelques rires retentissaient dans les premiers rangs. Et comment vous êtes-vous connus, vous savez, Jean-Luc, c’est très important pour nos spectateurs et téléspectateurs. Laissez-moi deviner, Cristina est l’une de vos clientes, la plus belle certainement, n’est-ce pas, ne niez pas, vous avez bon goût, vous n’avez pas pu résister et vous lui avez déclaré votre flamme, oui, c’est bien cela, Jean-Luc ? Mais, attendez dit Patrick en tapotant sur son oreillette, on me dit que nous avons une surprise, et bien nous allons voir ça. Moteur !
Dans son dos, Jean-Luc entendit ces paroles qui sonnaient bizarrement : Je t’adore Cristina, je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne. Il se retourna et se vit dans la limousine, avec sa moue grotesque d’amoureux transi, sa voix mal assurée alors que, dans la salle, une vague de rires moqueurs et d’applaudissements lui soulevèrent le cœur. Oh Cristina, pourquoi, se dit-il, comment as-tu pu me faire ça ? Et puis le baiser, ce baiser si intime pour lequel il aurait pu donner sa vie, ce baiser qui l’acheva.
Et bien je crois que la preuve est faite, poursuivit le bellâtre, Cristina est largement en tête des candidats à l’applaudimètre. Je rappelle à tous ceux qui viennent d’arriver de la planète Mars le principe de notre émission « Qui veut épouser son voisin ? ». Nos stars doivent se faire aimer de leur voisin ou voisine de palier, de leur boulanger ou de leur couturière, de leur fleuriste ou de leur boucher, comme Jean-Luc. Et on applaudit tous bien fort notre championne, Cristina. Bravo, bravissimo !