José vient d’être piqué par un serpent, un énorme mamba noir. Son agonie est brève. Il est entouré de deux compagnons qui chassaient avec lui et il part en paix malgré la douleur de ce venin qui lui glace le sang. Le clan sait depuis longtemps qu’un jeune guerrier va bientôt mourir. Cela fait tant de lunes que les deux tribus se font la guerre, cela remonte à la nuit des temps, d’ailleurs personne ne se souvient plus quel est celui qui a débuté les hostilités et pour quelle raison. Peut-être était-ce pour un vol de bétail, ou pour un rapt de femme, mais ce n’est pas important, le passé ne compte pas, seul importe le présent et la vengeance que les plus valeureux guerriers ruminent déjà.
La cérémonie est brève. Avant que l’on enterre José, en position assise comme il se doit, entouré des quelques objets qu’il a accumulés tout au long de sa jeune vie, le sorcier a été consulté. Il a examiné les entrailles d’un cochon sauvage. Lorsqu’il s’est relevé, ses yeux étaient injectés de sang et il a désigné un point invisible dans la forêt. C’est un sorcier très puissant qui a fait intervenir l’esprit maître des serpents, a-t-il dit. Il n’y avait rien à faire, lorsque le démon demande une vie, il faut la lui donner, c’est ainsi, c’est la loi de la nature et l’homme doit l’accepter. Vengeance, hurlent alors les proches de José. Vengeance, reprend en chœur tout le clan.
Ils partent, avec leurs arcs et leurs sarbacanes à la main, les guerriers, jeunes et moins jeunes, en direction du plus proche village, à une demi-journée de marche à travers la forêt, là où vivent les barbares, les voleurs, les violeurs.
Luis s’est éloigné du village car le gibier est de plus en plus difficile à trouver. Mais il a repéré une famille de singes, des saraguates, qui se déplacent vers l’est, bondissant de branche en branche à la cime des arbres. Le jeune homme tient son arc à la main mais le moment n’est pas encore venu de tirer une flèche, les singes sont difficilement accessibles. Il faut attendre qu’ils se rapprochent de la rivière, là où les arbres sont plus petits.
Luis poursuit sa route, le regard tourné vers les hautes frondaisons. Sans doute n’est-il pas assez concentré, sans doute son esprit s’égare-t-il un instant. Il ne perçoit pas le pas léger des hommes qui marchent sur le sentier, le bruissement des feuilles qui s’agitent à leur passage, les brindilles qui se brisent sous leurs pieds. Il ne sent pas le mouvement humain, perdu dans la contemplation du singe qui se détend au sommet d’une ceiba. Pourtant, il entend bientôt des voix et il se retourne brusquement. Mais il est trop tard. Ils sont là, sept guerriers qui pointent leurs armes vers lui, menaçants, le regard noir. Il comprend que le grand esprit en a décidé ainsi, qu’il est à son tour objet de sacrifice, qu’il va prendre sa place dans le grand cycle des vengeances et des contre-vengeances, cet éternel recommencement qui durera jusqu’à l’anéantissement du monde. Et sans doute cela est-il bien, car l’homme est mortel, comme tous les êtres vivants, il prend sa juste place dans la nature et il n’est pas en son pouvoir de s’y opposer.
Alors Luis attend que la flèche lui transperce le cœur, il sait que son tour est venu de retrouver les grands ancêtres. Puis les sept guerriers repartent vers leur village, satisfaits du devoir accompli.
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Julien gribouille quelques vers, ce sera son testament. Il songe à Goethe et au jeune Werther qui se suicide et puis encore à Ossian : « Roulez toujours, sombres années, dans votre cours vous ne m’apportez aucune joie ! Que le tombeau s’ouvre pour moi, car ma force s’est évanouie ». Et il revoit la belle Julie, sous le saule pleureur, au bord du grand lac. Des années durant, il lui a fait la cour, il l’a inondée de fleurs, il l’a submergée de poèmes. Il lui semblait pourtant qu’elle répondait à son amour, si sincère, si profond, si douloureux. Mais il comprit enfin qu’elle lui préférait Christian, le violoniste, pardon le violoneux. Il surprit une conversation entre eux, un soir d’hiver au théâtre Ventadour. On y montait Ruy Blas. Julien était Ruy Blas, noble et généreux, Christian un don Salluste cynique et ambitieux. Et Julie était la Reine bien-sûr, mais une Reine qui aurait préféré don Salluste à Ruy Blas. Et, à la fin, Ruy Blas se suicide après avoir tué son rival. Quel dénouement magnifique ! Lorsqu’il entendit Julie répondre favorablement à la déclaration d’amour de Christian, Julien se sentit prêt à le tuer puis à se jeter dans le vide, depuis sa loge, miné par le désespoir. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas fait ?
Désormais, Julie ne veut plus le voir, elle retourne toutes ses lettres, ses poèmes, ses fleurs. Il a pourtant tout tenté, il a attendu des heures devant sa porte, il a fait venir un orchestre de chambre pour lui jouer des sérénades. En vain. Son amour le brûle, lui consume le cœur. Désormais, c’est la consomption qui le mine, alors qu’il n’a que 24 ans.
Il sait qu’il va mourir, qu’il ne sera même pas la peine de se tirer une balle dans la tête comme Werther, ou d’avaler du poison comme Ruy Blas. Mais après tout, quoi de plus naturel et de plus inéluctable que la mort. Peut-être pourrait-il demander aux médecins de prolonger sa vie, peut-être pourrait-il partir pour une ville d’eaux. Baden-Baden par exemple, afin de se rapprocher de son cher Werther. Peut-être, mais il ne le fera pas. Car Julien est libre de son choix : vivre ou mourir. Et Julien a choisi de se laisser mourir, il expirera son dernier souffle sous les fenêtres de Julie, il lui dédiera son dernier poème, il lui offrira sa vie comme on offre un présent à sa bien-aimée.
Alors Julien prend la plume pour la dernière fois. Il écrit enfin son dernier et plus beau poème, poème d’exaltation de la vie et de l’amour alors que la mort s’en vient.
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André est très vieux et très malade. En cet ère où la foi dans le progrès technologique fait office de foi religieuse, les médecins qui nous gouvernent tentent de prolonger le plus possible la vie humaine. L’espérance de vie moyenne est d’ailleurs le marqueur du succès des sociétés comme le furent jadis les résultats sportifs des équipes nationales ou le PIB. Chez nous, l’espérance de vie à la naissance est de 97 ans pour les femmes et de 95 ans pour les hommes, mais on espère atteindre et bientôt dépasser les 100 ans. De fait, il ne semble plus exister aucune limite dans ce que la science peut réaliser.
André, comme des milliers de ses semblables, est parqué dans un mouroir pour vieillards. D’ailleurs, les vieillards et les centenaires sont désormais si nombreux qu’une grande partie de la population active est occupée dans les services de santé. Pour André, seul le collège de médecins peut décider de l’instant de sa mort clinique. Comme son père et comme son grand-père, il a perdu le droit de mourir, le droit de décider que faire de sa vie.
Pourtant André, qui vit seul et dont la famille l’a depuis longtemps abandonné, veut partir seul et dignement. Mais le suicide est interdit sous peine d’emprisonnement (ah, la bureaucratie !) alors que l’euthanasie n’est pratiquée qu’exceptionnellement, même après des décennies de luttes politiques et de débats parlementaires. Le droit à mourir est l’enjeu sociétal de cette fin de siècle. Mais pour l’instant, nos dirigeants, parmi lesquels figurent un grand nombre de médecins, ont décrété que la vie est sacrée et qu’il n’est pas dans le pouvoir des hommes de l’enlever. Par contre, il est de leur devoir, en accord avec le Serment d’Hippocrate, de la prolonger.
Il fut un temps où les forces surnaturelles décidaient de la vie et de la mort de l’homme. Puis, après les Lumières, on considéra que la mort était un phénomène naturel, une partie intégrante du cycle de la vie mais l’homme disposait encore de son libre-arbitre pour mourir librement si la vie devenait insupportable. Désormais, c’est la société qui s’est substituée et à dieu et à l’homme. Et pour la société, la mort ne peut plus être naturelle, elle est devenue un objet de consommation comme un autre. Seule la société peut décider quand et comment André mourra.
André se traîne vers la fenêtre, il regarde encore une fois le monde extérieur, le parc et ses trois arbres qui ont survécu à la dernière canicule, le soleil qui, derrière la vitre, réchauffe un instant ses vieux os. Une halte bénéfique avant qu’on ne l’emmène, comme chaque jour, vers le traitement médical qui prolongera sa vie un jour de plus.