L’idéal féminin de ce temps-là était alors le corps d’Anna, un corps voluptueux, un corps à la Rubens, un corps à la manière des peintres flamands d’antan, aux courbes pleines, aux seins lourds et laiteux, aux hanches larges, un corps capable de satisfaire et l’enfant et l’amant. Anna était devenue l’égérie des plus grandes marques, de vêtements haute-couture et de parfums de luxe, de produits gastronomiques et de voitures de sport, de sous-vêtements sexes et de produits de puériculture. Elle avait de grands yeux verts, une bouche gourmande, un petit nez coquin, elle était l’incarnation de la femme de cette fin de siècle, celle qui faisait fantasmer les hommes qui voyaient en elle tant une amante passionnée que la mère de leurs futurs enfants.
Le musée de sa ville avait érigé une statue à taille réelle d’Anna, et elle trônait à côté d’une Vénus des temps anciens, des temps préhistoriques, une Vénus callipyge, une Aphrodite aux belles fesses et au buste avantageux, symbole de fertilité et promesse d’amour. Sans doute avait-on voulu signifier ainsi un retour au paradigme des sociétés traditionnelles.
C’est que les temps avaient bien changé. Longtemps avant l’époque d’Anna, la fertilité des femmes avait commencé à chuter, entraînant une baisse de la population mondiale. La femme-objet était s’était alors transformée en femme-mère, dont les rondeurs promettaient de multiples grossesses. Le corps, d’objet de consommation, était devenu salut de l’humanité.
C’est ainsi que débuta l’ère de la vénération du corps d’Anna. Son corps s’étalait sur tous les médias de cette fin de siècle, sur la toile, sur les supports publicitaires. Anna n’était plus toute jeune, elle avait trente ans et déjà trois enfants. Projeter son image, c’était pour nos gouvernants inciter les femmes à lui ressembler et à procréer, unique moyen de sauver l’humanité d’une extinction prévisible. Anna devint Ambassadrice de l’ONU, de l’Unesco, de l’OMS. Elle prêta son corps à la science, on l’ausculta afin de comprendre pourquoi ce corps était si différent, pourquoi elle pouvait concevoir davantage que les femmes de son âge qui peinaient à avoir un seul enfant. Nul ne le comprit jamais, sans doute Anna était-elle une survivante d’un âge ancien, d’un âge où l’humanité pouvait se régénérer; elle n’avait pas muté comme ses contemporaines, sous l’influence de la nourriture, de l’environnement, du stress.
Déjà l’homme, connecté à une multitude d’objets qui lui évitaient de penser et de se souvenir, avait perdu la mémoire et il avait oublié qu’un jour, l’idéal féminin avait été la maigreur.
C’était au temps d’Eva, la grand-mère d’Anna, et au temps d’Irina, l’arrière-grand-mère d’Anna, toutes deux minces et élancées. Irina était née avec le siècle, mannequin de profession, obsédée par sa beauté, par sa jeunesse, anorexique, maladivement maigre. Elle fut l’un des top-modèles les mieux payés de sa génération, elle aussi égérie des plus grandes marques. Elle s’essaya à la chanson et au cinéma mais ne put dépasser le stade d’un bref succès d’été et de quelques thrillers érotiques. Elle épousa un milliardaire, comme il se doit, puis adopta Eva non pas parce qu’elle ou son mari étaient stériles mais par peur de la grossesse, par crainte de déformer à jamais son corps si précieux, ce corps mince et musclé qui devait rester éternellement jeune. Toute la société était alors obsédée par ce culte narcissique. La société de consommation avait étendu son emprise jusqu’au corps, mais il est vrai que c’était dans sa logique d’englober l’ensemble des objets et comportements sociétaux. Lorsqu’Irina mourut en 2087, lourde et avachie, elle était depuis longtemps oubliée, alors qu’Anna était au faîte de sa gloire.
La lointaine ancêtre d’Irina, d’Eva et d’Anna, travaillait en usine, dans une sombre ville minière du nord de la France, attachée à son métier à tisser quatorze heures par jour. Maria y était entrée à l’âge de neuf ans bien que, déjà à cette époque, la loi limitait la durée du travail quotidien des moins de quatorze ans à huit heures.
Mais le corps de Maria n’était pas vraiment son corps, il était d’abord force de travail, afin d’apporter à sa famille un salaire complémentaire. Son corps était objet d’exploitation mais, à neuf ans, on ne décide pas ce que l’on fait de son corps, et puis tous les enfants de son âge donnaient aussi le leur pour le bien de la révolution industrielle, du progrès technique, de cette société de consommation naissante qui allait idéaliser le corps de sa lointaine descendante. Lorsqu’elle eut vingt ans et qu’elle se maria, son corps était déjà flétri, usé, ses poumons étaient encrassés par les fumées d’usines. Et, lors de sa quatrième grossesse, alors qu’elle n’avait pas trente ans, Maria s’éteignit dans son lit.
Grégoire, le fils du patron, mourut le même jour qu’Anna. Ils avaient presque le même âge. Ses poumons aussi avaient lâché, mais pas parce qu’ils étaient enduits de suie. Lui mourait de consomption, une maladie noble, celle des romantiques de ce XIXème siècle finissant, et il offrait à sa bien-aimée son corps en holocauste, preuve de cet amour qu’elle avait refusé. Il sacrifiait son corps à cet idéal inaccessible tout comme Maria avait sacrifié le sien à l’idéal du progrès technique.
Remontons encore dans le temps, afin de retrouver Teresa dans son monastère, perché sur les hauts plateaux de Castille. Elle arpente depuis des années les couloirs froids et déserts de l’austère bâtisse qui abrite les nonnes. Soixante-deux nonnes dont Teresa qui a voué sa vie à Dieu comme tant d’autres jeunes filles de son temps. Elle a tant prié que ses genoux sont recouverts d’une épaisse couche de cal. Elle s’est tant flagellé que son dos est une plaie sanglante qui jamais ne se referme. Car le corps de Teresa est chair impure qu’il faut briser, maltraiter, martyriser afin que son esprit se purifie et s’élève. Teresa n’eut pas de descendance mais sa sœur était l’ancêtre de nos Maria, Irina, Eva, Anna. Teresa avait un idéal d’absolu, de communion avec la nature, avec le cosmos, qu’elle appelait Dieu. Elle refusa de procréer dans ce monde qu’elle considérait imparfait, elle refusa de sacrifier son corps au travail, elle refusa de se perdre dans la contemplation de son propre reflet, ce qui aurait été pour elle la pire des abominations.
Et puis enfin, quelques millénaires auparavant, nous retrouvons Hannah, la grâce, forte jeune fille qui tire l’eau du puits afin d’abreuver ses chèvres. Tout autour de l’oasis et des quelques tentes de nomades, le désert, ocre et brûlant sous le soleil. Hannah a trente ans et a accouché hier de son quatrième enfant. Aujourd’hui il faut bien travailler, traire et nourrir les animaux. Hannah est la grâce car elle a déjà donné à son homme et à son clan quatre beaux fils qui seront de solides pasteurs et de courageux guerriers. De son ventre dépend la survie du groupe et Hannah n’a guère de temps pour s’occuper d’elle, pour contempler son reflet dans l’eau du puits. Quelques milliers d’années plus tard, du ventre de sa lointaine descendante Anna, dépendra à nouveau la survie de l’humanité.