En 2050, la température moyenne de la planète avait augmenté de 2º Celsius par rapport au début du siècle. Les océans, en hausse de 5 mètres, avaient fait disparaître bien des îles du Pacifique et des Caraïbes et ils grignotaient les berges des grandes villes portuaires. Les États n’avaient pu se mettre d’accord sur un programme ambitieux, coordonné et contraignant de lutte contre les GES, et les égoïsmes nationaux avaient donc prévalu. On annonçait que l’achèvement de ce monde surviendrait bien avant la fin du siècle. Alors resurgirent de nombreux mouvements millénaristes, apocalyptiques, que notre société matérialiste avait relégués depuis des lustres aux oubliettes. On parlait salut, grâce, libre-arbitre, prédestination. Des religions, des sectes, des mouvements philosophiques luttaient ardemment pour gagner des âmes. Des charlatans charismatiques et démagogues, qui promettaient le salut aux convertis et à eux seuls, entraînèrent des milliers, voire des millions d’humains, dans d’impossibles entreprises, parfois jusqu’au suicide collectif.
Ils furent d’abord nombreux, ceux qui s’isolèrent dans le désert, nouveaux anachorètes qui tentèrent, par le jeûne, par l’isolement, par les macérations, de s’élever au-dessus de la médiocrité humaine, de projeter leur âme jusqu’aux cieux, de ne plus faire qu’un avec le divin. Ils privilégièrent comme jadis les vertus d’obéissance et d’humilité. Ils tentèrent l’ascèse extrême, essayant de mener l’existence des hommes comme aux premiers temps du monde, comme Adam et Eve avant la Chute, vivant nus, sans vêtements, sans feu, presque sans nourriture.
Puis vint le temps du monachisme, les ascètes se regroupèrent en monastères, rejetant l’individualisme exacerbé des sociétés urbaines, prônant la négation du moi, l’exaltation de la communauté.
Mais les temps avaient changé. Il était moins ardu pour des paysans égyptiens du IIème siècle, esclaves misérables, de s’adapter aux exigences de l’ascétisme que pour des citadins nourris aux hamburgers et aux sodas. Les prieurs imposèrent des règles strictes et des consignes alimentaires qui devaient éloigner les péchés d’orgueil et de gourmandise. Mais, près de deux millénaires avaient passé depuis le temps d’Antoine et de Pakôme et l’homme moderne ne savait plus vivre de pain et d’olives (jadis, le moine avait droit à sept olives par jour. Car six, c’était péché d’orgueil, et huit péchés de gourmandise).
Mais les temps avaient bien changé depuis l’époque de Makaire. Car il n’y avait plus ni arbres, ni sources d’eau dans les déserts, et les troupeaux de chèvres sauvages avaient aussi déserté ces lieux depuis bien longtemps. Les amplitudes de température entre le jour et la nuit rendaient désormais toute vie impossible. Aussi, la plupart de ces nouveaux anachorètes qui tentèrent de vivre seuls moururent-ils de froid, déshydratés, affamés. Et ceux qui choisirent la vie monastique ne durèrent pas beaucoup plus longtemps car les maisons de prières tombèrent en poussière.
On fit aussi revivre les religions à mystères et on adora Isis, Mithra et Orphée. D’autres encore se lancèrent corps et âmes dans l’ignominie, dans le meurtre, dans la débauche. Ils formèrent ainsi des groupuscules, établirent des sectes en périphérie des grands centres urbains, recrutant sans difficulté les âmes faibles. Si nous n’avons que dix ou vingt ans à vivre, autant en profiter, se disaient-ils, il faut vivre à fond ce qui nous reste de vie. Mais pour justifier leurs actes, ils clamaient haut et fort que, lorsqu’ils auraient touché le fond dans le mal, ils ne pourraient que s’élever vers le bien. Que, lorsqu’on s’éloigne de dieu dans un sens, on ne peut que se rapprocher de lui dans un autre.
Puis, la vieille querelle des jansénistes et des molinistes resurgit vivement parmi ceux qui se réclamaient encore de la chrétienté. Il s’agissait d’un débat antérieur d’ailleurs, puisque les philosophes grecs se disputaient déjà sur le libre arbitre et la fatalité. Comme les anciens, les nouveaux jansénistes affirmaient encore et toujours que depuis Adam, Eve et le péché originel, l’homme sans le secours de Dieu n’est capable que de faire le mal et que seule la grâce divine peut lui assurer le salut. Mais cette grâce « efficace » n’est réservée qu’aux élus. Les efforts et les mérites de l’homme sur cette terre ne sont pas suffisants pour lui assurer le salut.
Comme les anciens, les nouveaux molinistes accordaient par contre toujours une place de choix au libre-arbitre humain, et la grâce « suffisante » était donnée par Dieu à tous les hommes. C’est par leur volonté propre que les hommes peuvent atteindre la grâce.
Positions irréconciliables. L’homme, à l’origine de sa propre déchéance, de sa propre extinction, cela était désormais une certitude, mais était-ce une évolution inévitable, nécessaire, prédestinée, ou bien l’homme aurait-il pu se choisir un autre chemin ? Et le salut serait-il réservé à quelques élus, quelles que soient les abominations qu’ils auraient pu commettre sur la terre ? Le jansénisme fut, en ces années de ténèbres, extrêmement populaire car on aurait difficilement rencontré un homme ou une femme croyant qu’il gagnerait son salut par ses propres actions. Mais au moins les élus, eux, pouvaient encore espérer la grâce divine.
Il y eut des néo-zoroastriens et des néo-manichéens, qui croyaient en deux mondes distincts, celui de la lumière auquel appartient l’esprit et celui des ténèbres auquel appartient le corps. Le monde allait bientôt être englouti par les ténèbres et, pour les humains, il était déjà trop tard pour fuir.
Et puis, des néo-manichéens émergèrent encore les nouveaux gnostiques. Comme leurs lointains prédécesseurs, eux aussi croyaient qu’un mauvais démiurge, qu’un dieu imparfait ou qu’une erreur originelle a créé ce monde où l’homme demeure prisonnier du temps, de son corps et de la matière. Mais il y a au plus profond de lui une étincelle implantée par un dieu bon et l’homme véritable doit la libérer de sa gangue matérielle.
Aussi ces nouveaux gnostiques voulurent-ils consommer toute la matière, dissoudre la boue du monde d’ici-bas afin d’en faire jaillir le divin, et retrouver ainsi leur immortalité perdue. Ils voulaient retrouver dieu avant que la terre n’implose sous l’action conjuguée de 10 milliards d’êtres humains, pardon, d’animalcules rampants.
Et comment consommer toute la matière du monde ? Les nouveaux gnostiques en firent une interprétation textuelle : il fallait tout éprouver, épuiser les expériences du monde, consumer la totalité des objets. Peut-être pourraient-ils ainsi mettre à nu la condition humaine, se dépouiller de tous les conditionnements, de leurs habitudes mentales et corporelles ?
Alors, ils se lancèrent dans tous les excès. Ils ingurgitèrent beaucoup de nourritures, grasses et sucrées, et devinrent obèses. Ils burent, fumèrent, s’injectèrent toutes sortes de subsistances euphorisantes, jusqu’à détruire leur cerveau et leur cœur. Dans une débauche consommatrice, ils se procurèrent tous les artefacts que l’homme avait su imaginer et façonner. Ils utilisèrent aussi leur corps comme terrain privilégié d’expérimentations mais cela faisait déjà bien longtemps que le corps était devenu marchandise et même objet de salut, en substitution de l’âme moribonde. Il fallut tout faire, tout connaître, du saut en parachute à la plongée en apnée profonde, visiter chaque pays, chaque recoin de la terre, tout voir et tout lire, expérimenter toutes sortes de pratiques sexuelles, s’épuiser dans la vastitude des plaisirs terrestres. Car, comme leurs lointains ancêtres, ils pensaient pouvoir ainsi utiliser leur corps, en l’épuisant, en le consommant jusqu’à sa destruction afin de libérer leur âme. Et on vit refleurir partout ces pratiques mystiques, ces pathétiques tentatives de s’élever au-dessus des terres souillées par la surconsommation, par l’aliénation aux objets, par l’idolâtrie de l’argent… Et ils disaient, comme leurs anciens : « je suis au monde mais je ne suis pas de ce monde ».
Mais n’est pas mystique qui veut, et ces femmes et ces hommes étaient bien de ce monde. Et la matière du monde, cela faisait des siècles qu’ils la consommaient, la surconsommaient et, au cours des ans, le rythme de consommation était allé en s’accélérant à vitesse hyperbolique. En cette année 2080, la terre était asséchée, stérile, vidée de sa substance. La faune et la flore terrestre et sous-marine étaient conservées, pour l’édification des masses, dans les musées, les parcs zoologiques, les arboretums. Il ne restait plus rien à exploiter. Les nouveaux gnostiques n’avaient donc plus de nourritures à consommer, plus de tabac à fumer, plus de pétrole à brûler, plus d’objets à acquérir. Plus de jouets sur lesquels s’acharner. Il ne leur restait plus que leur corps, un corps qu’ils avaient longtemps considéré comme un objet de salut et qu’ils s’employèrent à maltraiter, à triturer comme ils avaient un jour trituré la terre, l’utilisant au maximum de ses possibilités.
Et puis, un jour, ainsi que l’avaient prévu les sectes millénaristes et apocalyptiques, au tournant du troisième millénaire une grande partie de la terre fut dévastée : inondations, séismes, éruptions volcaniques, ouragans, tous phénomènes géologiques et météorologiques qui se produisirent à une fréquence et avec une force que l’homme, dans ses pires cauchemars, n’avait pu imaginer. Seules quelques communautés isolées survécurent (mais pour combien de temps ?) sur des terres qui plus jamais ne reverdiraient. Les néo-gnostiques, comme ils l’avaient toujours désiré, avaient enfin épuisé toute la substance du monde et avaient même consumé leur propre corps. Mais nul ne sait s’ils purent faire rejaillir l’étincelle divine jadis implantée en eux par un dieu bon et lointain et s’ils retrouvèrent enfin leur immortalité perdue.