Les malades

Les malades

En cette seconde moitié du XXIème siècle, la plupart des pays étaient gouvernés par des iatrocrates, que certains nommaient aussi biocrates. Le monde était ainsi devenu une vaste biocratie, régie par les médecins et professions médicales. Plus qu’elle ne l’avait jamais été au cours des âges, la société post-post-moderne était centrée sur le culte du corps dont les biocrates étaient les grands-prêtres. Eux seuls étaient capables de le maintenir sain, vigoureux jusqu’à un âge avancé, afin qu’il soit productif et puisse participer à l’édification de la société idéale, celle où les biocrates pourraient répondre aux besoins de chacun. Eux seuls savaient ce qui était bon et juste pour les hommes, ils avaient le pouvoir de diagnostiquer les maux dont les pays et les citoyens souffraient, puis de prescrire la bonne médecine, ces lois que leurs chiens de garde, policiers, militaires, juges, se chargeraient de faire appliquer. Leur emprise s’étalait depuis bien avant la naissance de l’enfant, avec l’obligation, sous peine d’amende, des visites prénatales, jusqu’au tombeau, eux seuls ayant le droit de préserver ou non la vie des vieillards grabataires. Chaque âge avait ses propres spécialistes, il y en avait pour les enfants, les ados, les hommes ou femmes adultes, le troisième et le quatrième âge. Et la caste s’était développée en sous-castes et en sous-sous-castes afin de pouvoir traiter au mieux toutes les maladies. De même, les clients-consommateurs de soins médicaux étaient catalogués en dizaines de catégories en fonction des affections dont ils souffraient ou dont ils ne souffraient pas. Car même les bien-portants faisaient l’objet d’un suivi, on appelait cela de la médecine préventive.

C’est ainsi que disparurent les petits plaisirs de la vie, le tabac, l’alcool, les drogues. Puis ils en vinrent à interdire de trop faire l’amour, de trop stresser, de mal vieillir. Il y avait de plus en plus de règlements, de procédures, d’obligations et de tabous.  Avec leurs collègues pharmaciens, les biocrates inventèrent de nouvelles maladies qu’il fallait combattre : la vieillesse, l’angoisse de vivre, le spleen…, ils multiplièrent les vaccinations, créèrent légalement des besoins médicaux obligatoires.  Étant les seuls à pouvoir les assouvir, et le business s’avérant très lucratif, ils devinrent ainsi des gens d’affaires dont le modèle suprême était le chirurgien esthétique, le nouveau grand manitou de la caste des biocrates. Ils imposèrent leur culture, leur jargon, leur manière de travailler (ils ne traitaient d’ailleurs plus des malades mais des maladies, ils ne traitaient plus des patients mais des clients). Très vite,  le secteur de la santé représenta la moitié du budget total dans les pays développés.

Et ceux qui, comme Libertad, ne voulaient pas entrer dans le moule, que devenaient-ils ? Libertad, qui aimait jouir de la vie, boire, fumer, faire l’amour ? Comment avait-elle pu sortir des clous ? Dès son plus jeune âge, elle comprit que ce modèle n’était pas fait pour elle. Au cours de longues années sur les bancs de l’école, ses professeurs avaient pourtant bien essayé de l’éduquer, de la formater. Mais elle avait refusé le savoir prémâché comme elle avait aussi refusé d’ingurgiter les cours de religion et l’adoration béate de dieux du stade hypertrophiés. Libertad voulait construire son propre savoir et comprendre le monde à sa manière. Et ce qu’elle comprit, c’est que la vie est éphémère, qu’aucun au-delà ne l’attendrait après la mort, qu’elle pouvait donc se permettre quelques petites douceurs et que quelques années de moins ne changeraient guère sa vie. Aussi commença-t-elle à s’initier aux plaisirs interdits, à humer les fleurs du mal.

Elle aima boire, fumer, goûta toutes les drogues que les biocraties dominantes n’avaient pu entièrement éradiquer. Elle s’adonna, avec de multiples amants, à des pratiques sexuelles variées que la morale de l’époque réprouvait. Son esprit inquiet l’entraîna sur des chemins de traverse : elle écrivit des poèmes érotiques, publia des récits et des chroniques dans lesquels elle critiquait l’idéologie dominante. On lui doit notamment : « L’apologie du malade » et « Le droit à mourir », ouvrages subversifs qui lui valurent deux condamnations avec sursis et des travaux d’intérêt général.  Elle évita de peu la prison. Après cela, il lui fut très difficile de publier ses travaux. Ses blogs et sites furent fermés les uns après les autres.

Libertad fut progressivement ostracisée, on se moqua de sa désobéissance civile, de son refus intraitable de la servitude volontaire. Non seulement elle fut la risée de la société, mais elle devint, la maturité venant, le bouc émissaire pour toutes les frustrations contenues de ses semblables. Et lorsque sa vie dissolue entraîna son lot de maladies, cancer du poumon, cirrhose du foie et syphilis, elle fut l’objet de la réprobation générale car elle avait encore alourdi le fardeau des charges sociales communes. Vers la fin de sa vie, alors qu’elle n’était plus capable de travailler et qu’elle recevait des soins hospitaliers permanents, l’opprobre atteignit un sommet car elle était totalement à la charge de la collectivité du fait de sa faiblesse, de son incapacité à maîtriser ses désirs et ses instincts.

Pourtant, l’histoire ne s’arrête pas là. Les travaux de Libertad, malgré l’interdiction, circulaient toujours sur la toile. Quelques irréductibles avaient repris le combat. Mais quelle pouvait être la marge de manœuvre de cette poignée d’hommes et de femmes ? Comment lutter contre la tyrannie de cette nouvelle caste ? Ils ne trouvèrent qu’un seul moyen de désobéissance civile : faire la grève des services de santé.

Dans le monde ultra-aseptisé qui était la règle dans les grandes villes développées, ne pas se soumettre à la norme sanitaire, à la dictature de la caste dominante, au culte du corps parfait, dont l’iconographie était omniprésente, était une hérésie qu’il fallait sévèrement réprimer. Aussi ces femmes et ces hommes durent-ils s’enfuir afin d’échapper à la vindicte des maîtres et de leurs valets. Ils vécurent longtemps en marge des grandes villes, se déplaçant jour et nuit avant d’être contraints à l’exil. Ils trouvèrent refuge dans des bergeries abandonnées, en moyenne montagne, où ils recréèrent une communauté. Des enfants naquirent, le groupe prospéra, malgré les maladies et la vieillesse, malgré l’anxiété de ne pas savoir de quoi le lendemain serait fait. La seconde génération ne savait plus que lire, écrire et compter mais avait réappris à se soigner avec les plantes. Vers la fin du XXIème siècle, la troisième génération avait certes désappris les techniques du monde moderne mais avait réussi à freiner la dégradation de l’espérance de vie.

La communauté s’était aussi agrandie et commençait à s’étendre dans les vallées avoisinantes, devenant un péril pour les bourgades du monde moderne. C’est que déjà certains habitants fuyaient écoles, hôpitaux, administrations anesthésiantes. Si le pouvoir avait toléré cette hérésie lorsqu’elle ne comptait que quelques dizaines de membres, la récupérant d’ailleurs dans le système comme alibi d’une démocratie ouverte et tolérante, il en était désormais autrement. Elle attirait chaque jour de nouveaux adeptes qui rejoignaient librement ce mouvement sans chef ni idéologie autre que le non, non aux contraintes imposées par les biocrates et technocrates de tout poil.

Il fallait donc la démanteler dès que possible. Le gouvernement central envoya tout d’abord des ambassadeurs qui revinrent dépités et effrayés par ce qu’ils virent : un peuple démuni dont les habitants, prématurément vieillis, semblaient pourtant heureux. Mais, alors que les envoyés leur faisaient miroiter une vie paisible, des soins médicaux et l’école gratuite pour les enfants, aucun d’entre ces malheureux ne voulut se soumettre. On débattit alors au Parlement de la conduite à tenir : envoyer d’autres diplomates afin de tenter de convaincre ou bien parquer les infidèles dans des réserves et dans des camps. Les plus extrémistes évoquèrent même l’épopée cathare et la féroce répression qui mit fin à l’hérésie : c’était l’unique solution si on ne voulait pas qu’elle se répande dans le pays comme une traînée de poudre.

Le gouvernement tenta une dernière conciliation puis envoya l’armée. Quelques centaines de femmes, d’enfants et d’hommes, furent alors déplacés et parqués dans une triste banlieue depuis longtemps abandonnée. Ils furent contraints de se soumettre à la visite médicale obligatoire et à toutes les vaccinations, condition préalable à leur intégration dans la société afin d’éviter les contaminations. Ils furent reçus par le psy de service pour détecter d’éventuels désordres mentaux qui auraient pu mettre en péril la nouvelle alliance entre les dominants et ces marginaux.

Mais on sait depuis longtemps que le système médico-hospitalier crée ses propres maladies. Plusieurs dizaines de personnes moururent au bout de quelques mois, vaincus par ces staphylocoques résistants qui abondaient alors dans les centres médicaux. Quelques-uns, malgré l’aide d’une cohorte de conseillers de l’âme, psychologues, psychiatres, psychothérapeutes, se suicidèrent. Et les survivants se laissèrent dépérir peu à peu, finalement asphyxiés par ces contraintes qui n’autorisaient plus aucun espace de liberté.

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Des années passèrent. L’idéologie dominante n’avait jamais été aussi aliénante, mais nul ne songeait plus à critiquer la société, parce que tous étaient finalement heureux de vivre dans cet oppressant cocon où leurs besoins étaient définis, formatés et satisfaits par la même caste au pouvoir.

En cette année 2087, pourtant, vient de surgir au monde une nouvelle Libertad, Rosa, qui tente de soulever le peuple. On la surnomme la Révolutionnaire. Elle parcourt le pays, organise des réunions clandestines, incite ses semblables à se débarrasser de leurs faux maîtres, de soi-disant experts qui veulent contrôler leur vie. Elle leur demande de refuser le culte du corps, de la jeunesse et de la beauté éternelles, illusions vaines et puériles. Elle leur demande de retrouver, après tant et tant d’années perdues, leur libre arbitre, afin qu’ils puissent enfin décider de mourir jeunes et libres.

 

Iatrocrate: du grec ancien ἰατρός, iatrós (« médecin »).                       

 

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