En ce temps-là, on ne concevait plus ni l’homme ni le monde comme on les avait considérés au cours des siècles passés. Cela est désormais une évidence, presque une affirmation tautologique. On croyait alors que notre Weltanschauung serait notre ultime et définitive image du monde puisqu’elle était le fruit de la meilleure société qui ait jamais existé sur la terre.
En ce temps-là, tout était devenu objet de consommation : marchandises, produits matériels et culturels, relations humaines et, parmi tous ces objets, le plus beau et le plus demandé était sans aucun doute le corps humain. La société capitaliste libérale, dont l’idéologie dominait alors le monde et qui avait érigé la propriété privée au rang de dogme religieux, appliquait les mêmes règles au corps. Il se vendait, s’achetait, s’adorait, se transformait au gré des modes comme n’importe quel artefact. Et pourtant, seules quelques décennies étaient passées depuis l’ère puritaine, une époque où le corps, honteux, était caché. On vouait désormais un véritable culte au corps. A la beauté, à la jeunesse. On se prosternait devant les nouvelles icônes de la publicité, devant les mannequins en papier glacé. Le corps était devenu un capital qu’il fallait faire fructifier et, pour cela, on investissait en soins médicaux, en cosmétiques, en chirurgie esthétique, en activités de « remise à niveau » ou sportives. C’est qu’un beau corps représentait tout autant le statut ou la réussite sociale de son possesseur qu’une belle voiture ou une maison avec piscine.
Mais il s’agissait d’un culte narcissique car, dans l’adoration du corps de l’autre, on adorait avant tout son propre corps, sa propre image.
Au-delà du corps, tout dans la société était devenu tautologique.
La publicité était tautologique. Le consommateur n’y contemplait que son propre reflet magnifié.
La télévision, le cinéma étaient tautologiques. Le spectateur, chercheur de modèles à imiter, s’identifiait aux héros de ses séries ou films préférés qui n’étaient que de pâles copies du réel, donc de lui-même. Il admirait ainsi sa propre image sur l’écran, tel un nouveau Narcisse. L’écran avait remplacé la source, puis le miroir, comme espace d’exhibition narcissique.
Les « people » avaient remplacé depuis longtemps les héros d’autrefois, ceux qui jadis avaient acquis leur renommée par la force, la bravoure, l’intelligence. Les nouveaux héros, désormais désignés par les termes de stars ou de vedettes, étaient ceux qui passaient derrière l’écran, dans les émissions de télé-réalité, dans les talk-shows ou dans ces débats où on ne débattait que de leur propre médiocrité. Et ils n’avaient pour eux que le fait d’être célèbres. Tous ces prétendus shows ne montraient rien d’autre qu’eux-mêmes. Ils étaient, littéralement, leur propre contenu.
C’est aussi la télévision et internet, donc l’écran, qui rendaient réels les événements. Mais aseptisés, triturés pour les rendre plus consommables par les téléspectateurs, car comment pouvait-on montrer les vraies horreurs du monde ? Le réel ne devenait donc réel qu’au travers de sa représentation sur l’écran, cet écran qui aurait dû tracer la frontière entre réalité et fiction.
La politique ne se pratiquait plus qu’en se fondant sur les sondages. Or ceux-ci, en prédisant l’événement (l’élection) politique, se substituaient à l’événement réel. La politique était devenue l’art de refléter au mieux les sondages. Et comment en aurait-il été autrement si les idées et les idéaux avaient depuis longtemps déserté le paysage politique ?
L’art, ah l’art, était lui aussi devenu une représentation tautologique du réel, avec le courant de l’art conceptuel, où toute idée métaphysique ou transcendantale était rejetée pour se limiter à la représentation du réel et du fini. Si les artistes disaient que tel ou tel objet était de l’art (un urinoir, une chaise, des cailloux), alors en effet, c’était de l’art.
Bref, l’homme, spectateur aliéné par sa propre image, absent de sa propre vie, qui n’agissait et ne pensait qu’en fonction des représentations qu’un autre lui proposait, était devenu tautologique.
Et la société toute entière était devenue tautologique, puisque transformée en accumulation de spectacles, en spectacle permanent : publicité, informations, cinéma, divertissements télévisuels, art, politique, c’était un modèle unique proposé par la société et qui se confondait avec l’image qu’elle donnait d’elle-même. La société du spectacle se donnait donc constamment en spectacle. Ah, le spectacle de cette société…
L’être, ou tout au moins le discours sur l’être, était devenu tautologique. Qu’est-ce que l’être, s’interrogeait Heidegger ? « Es ist selbst ». Il est soi-même, répondait-il.
Finalement, le monde n’était que pure tautologie, puisque Dieu, le dieu créateur, était mort depuis bien longtemps. Le monde était désormais nécessaire, se suffisant à lui-même. Le monde existait donc parce qu’il était.
On avait longtemps cherché à établir des comparaisons, des métaphores : le monde comme volonté et comme représentation, le jeu comme symbole du monde… On pouvait désormais désigner le monde comme une tautologie. Il s’agissait donc d’un monde vide de sens car il ne démontrait qu’une seule chose, comme l’avait dit un philosophe du siècle passé, c’est qu’il ne disait rien.