Le dieu argent

Le dieu argent

Welul, assis sur le tertre, contemple l’océan qui ne s’appelle pas encore pacifique puisque les envahisseurs n’ont pas encore atteint ces rivages. Pourtant, il sait que loin vers le soleil levant, des hommes étranges sont arrivés. Ils ont la peau rose, portent de longues barbes noires, sont sales et méchants. Mais pour l’instant, Welul s’abîme dans la contemplation de ses richesses étalées sur la grève. C’est qu’aujourd’hui est un grand jour, il va enfin pouvoir rendre, et au décuple, les dons qui lui ont été faits depuis tant et tant d’années. Il a vidé ses greniers de toutes les réserves de nourriture, maïs, poisson salé, viande de bison et d’orignal, il a étalé ses cuirs et ses tissus, les bijoux de ses femmes. Il va marier sa fille et il va faire don de ses richesses à l’ensemble de la communauté. Welul est heureux car il sait que sa renommée s’étendra bien au-delà des collines qui délimitent le territoire de son peuple squamish. Jusqu’aux lointaines tribus qui vivent dans les hautes montagnes de l’est. Mais il ne s’agit pas seulement de lui, c’est tout le clan qui bénéficiera de son prestige. Sa fille sera la fille de Welul, le généreux. Et, dans quelques années, un autre se lèvera pour, à son tour, sacrifier toutes ses richesses dans un gigantesque potlach. Potlach qui signifie « donner », dans la langue de leurs voisins du sud.

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Cinq cents ans plus tard, sur l’île de Vancouver qui a vu naître, vivre et mourir Welul, nait Nicholas dont les ancêtres sont venus, bien longtemps auparavant, de l’autre rive de l’océan. Nicholas est prêtre. Prêtre d’une religion qui s’est développée et fortifiée au cours des décennies précédentes.

Car Nicholas est riche, immensément riche. En ce début de siècle, de notre XXIIème siècle décadent, la crème des riches est bien plus riche que l’immense majorité des miséreux qui peuplent la terre. L’abîme qui les sépare est désormais incommensurable. Et, pour pérenniser ce pouvoir né de leur richesse, ils ont institué cette religion qui possède ses propres lieux de culte et ses rites. On prie Dieu à la Bourse : les architectes de notre temps bâtissent de nouvelles cathédrales, majestueuses, imposant le respect, la crainte de la profanation et du blasphème. Car on ne s’attaque pas impunément au Dieu-argent. Jamais. L’homme vit par lui et pour lui ; l’argent est devenu sacré et il emplit la vie de l’homme comme jadis les dieux antiques ou la vieille notion de patrie. Les rites qui l’honorent ponctuent la vie quotidienne : on consulte en permanence les cours de bourse, on écoute la bonne parole des experts, économistes, financiers ou journalistes. Les plus célèbres d’entre eux, prenez Mickael L., par exemple, est considéré comme l’un des prophètes majeurs de ce culte, ses conseils sont paroles d’Évangile. Même les politiques en sont de fervents adeptes et plus d’un grand pays a porté à sa tête un apôtre de cette religion.

Et pourtant. Pourtant, il s’agit d’un monde fictif. Tout y est fiction, les opérations, les bénéfices ou les pertes, la valeur ou la richesse créée. Le « Royaume du fictif », disait déjà un vieil auteur du XIXème siècle. Et l’homme dans tout cela ? Lui aussi est fictif, sans épaisseur, tout aussi illusoire et passager que les songes qui le portent. Et c’est aussi un monde aliénant, tout comme le furent les antiques religions, ces illusions créées par l’homme pour l’homme, chacune dans le contexte de son temps. De nos jours, personne ne croit d’ailleurs plus aux religions du Livre ni aux dieux célestes et barbus. Ils ont fait leur temps. Ils étaient de leur temps comme le furent avant eux Zeus, Odin ou Râ.

Nicholas est donc prêtre. Les riches se dénomment eux-mêmes ainsi : les Prêtres ; et tout homme ou femme ayant « réussi » dans la vie devient automatiquement prêtre de la nouvelle religion. On en vient à excommunier les parias, ceux qui refusent de rentrer dans le moule, par incapacité ou manque d’intérêt, artistes, vagabonds, rêveurs ou utopistes, mais ils sont de moins en moins nombreux. C’est une religion sans dieu, comme le furent jadis le bouddhisme ou le taoïsme, une religion matérialiste en phase avec les valeurs de ce temps-ci. C’est peut-être un anti-bouddhisme, qui survalorise le désir, le désir de posséder, le désir d’avoir plus que l’autre, dans une fuite sans fin. C’est l’éthique de notre temps. Les prêtres ont d’ailleurs un seul mantra : enrichis-toi à tout prix et sanctifie ton corps.

Désormais la rivalité économique s’affiche sans vergogne, sans pitié et sans barrière. Le riche accumule pour accumuler et se justifie en disant au moins riche qu’il peut en faire autant.

Nicholas est l’un de ces nouveaux prêtres, un trader audacieux et talentueux, à défaut d’être génial, milliardaire à 23 ans, puis créateur de multiples entreprises et ainsi devenu l’un des hommes les plus riches du monde à 35 ans. Il ne sait que faire de son argent qui ne l’intéresse pas vraiment. Il n’a besoin ni de palais, ni de jets privés, ni de yachts luxueux. Il n’est mû que par un seul objectif : faire davantage d’argent, pour se rapprocher de son idéal, Neil H., l’homme le plus riche du monde, qui détient 7% du PIB mondial et qui, à 87 ans, a étendu sa toile sur le monde entier. Neil est bien le pape de la nouvelle économie de ce début de siècle, il s’est bâti un empire, mais ô combien fragile ; sa capitalisation boursière est colossale mais peut s’effondrer en quelques heures, que dis-je, en quelques minutes.

Que de siècles ont passé depuis les temps héroïques où l’argent n’existait pas, où n’existait que l’échange, sous forme de don et de contre-don, qui avait encore une fonction sociale, qui ne visait pas l’accumulation mais la circulation des biens.

Puis vinrent les premières devises, les premiers étalons, cacao, cauris ou or, qui se substituèrent au troc primitif. Mais personne dans l’antiquité ne vénérait les cauris ou les fèves de cacao. Il y eut sans doute toujours des riches, qui étaient plus forts, qui chassaient davantage, qui possédaient un plus grand nombre de femmes. Mais ils avaient des obligations envers les moins riches qu’eux, envers la société.

Avec la révolution néolithique vint l’exploitation de l’homme par l’homme, l’aliénation au travail ; mais le riche conservait encore une certaine fonction sociale et le patricien romain payait sur ses deniers pour les jeux du cirque. Enfin, le Christianisme instaura l’individualisation de la propriété. Le possesseur acquit alors la pleine propriété de ses biens sans obligation de redistribution. Le Christianisme, ce fut aussi un temps devenu linéaire qui pointait vers un « progrès ». L’homme eut alors le droit et le devoir de dominer la nature pour s’enrichir. L’homo sapiens se fit homo economicus. Les siècles passant, il devint de plus en plus economicus et de moins en moins sapiens, tous les aspects de son existence étant conditionnés par la recherche du bien-être matériel. L’aspect démesuré, presque orgiaque, du potlach laissa alors la place à la charité, à travers fondations ou mécénats. On fit l’aumône aux miséreux ou aux artistes, mais il s’agissait d’un don humiliant puisque sans possibilité de contre-don. Un don qui maintenait les receveurs en état de soumission, en état de servitude.

Au temps jadis, on parlait d’agioteurs, puis de spéculateurs. Et aujourd’hui, comment allons-nous nommer cette nouvelle classe d’avides dans un monde où le seul idéal est de gagner de l’argent, toujours davantage d’argent ? Car la recherche du bien-être matériel s’est transformée en accumulation de richesses pour leur seule possession, sans possibilité de n’en dépenser que la centième ou millième partie. Et elle n’est même plus accumulation de richesses matérielles mais de richesses fictives depuis longtemps déconnectées des processus économiques.

Nicholas a 35 ans et ne sait plus trop que faire de sa vie. Nicholas est enfin devenu un véritable homo economicus, aboutissement d’un long processus, fruit d’une longue et patiente maturation de la société. Une seule chose pourrait encore le combler : supplanter Neil H. comme maître du monde, grand prêtre indépassable de la religion monétaire. Il serait alors le modèle à suivre, le gourou de ce nouveau siècle, qui glorifiera les audacieux et les avides.

Il va alors tenter un coup d’éclat, une complexe opération financière que seuls les initiés pourront comprendre. Car Nicholas est un financier de talent, et c’est aussi un créateur, il sait innover. Il va donc créer pour cela un outil financier ad hoc, éparpillant le risque parmi les millions de clients et partenaires de ses sociétés. Ce sont ces millions de petits actionnaires qui, sans le savoir, vont acquérir tout un pan de l’empire de Neil H. Peut-être pourront-ils s’enrichir, peut-être vont-ils se ruiner. Mais qu’importe, puisque tout ceci demeure fictif, un songe éveillé.

C’est ainsi que, en cette année 2116, Nicholas rachète l’une des pièces maitresses du conglomérat de Neil H., Multitron, principal fournisseur de contenus multimédias dans le monde. Il représente désormais 8% du PIB mondial. Il se rend alors à Wall Street, au New York Stock Exchange, NYSE pour les intimes, vers qui, plusieurs fois par jour, se tournent les regards émerveillés des croyants. La Mecque de cette nouvelle religion. Les yeux rivés sur les écrans où défilent les cours 24h/24h et 7j/7j, il rend grâce à ce dieu qui a fait de lui l’homme le plus puissant du monde. Dans ce temple où l’homo economicus est enfin pleinement lui-même, où il n’a pas pour être mais a pour avoir, Nicholas remercie aussi les millions d’adeptes qui lui ont fait confiance, les millions et millions de personnes qui croient en leur jeune prophète. Et il répète, encore et encore le fameux mantra : tu es toi seul, tu es ton corps, béatifie-le, sanctifie-le, et enrichis-toi sans modération.

Ce jour-là, l’action prend 15%, puis encore 7% le jour suivant. Elle se maintient quelque temps à ce niveau et puis, un jour, elle s’écroule. On ne comprendra jamais vraiment pourquoi car cela fait bien longtemps que la finance possède ses propres lois que les hommes ne comprennent plus. La finance est irrationnelle. De nombreux adeptes sont ruinés, alors que d’autres s’enrichissent à millions. Nicholas perd presque toute sa fortune car, cette fois, il doit payer les nouveaux actionnaires avec son actif dévalorisé. On parle de potlach moderne, de redistribution des richesses, de renaissance du lien social. On dit, mais cela est sans doute encore trop tôt pour l’affirmer, que l’homme est en train de sortir enfin de cette économie basée sur l’accumulation et que l’on va peu à peu revenir vers des modes d’échange plus conviviaux, comme aux temps de nos ancêtres.

Le lendemain de sa ruine, Nicholas revient à Vancouver, la ville qui l’a vu naître. Il se rend dans le West End, parcourt à pied les rues de la vieille ville jusqu’au bâtiment qui abrite toujours les locaux de la Bourse. Il ne s’y passe plus grand-chose, puisque toutes les transactions ne se font plus que sur la toile. Seuls les nostalgiques du temps d’avant y viennent encore en pèlerinage, pour y déposer une offrande ou y prier un moment. Nicholas ne s’en est pas rendu compte, mais elle a exactement deux cents ans, la Bourse de Vancouver. Elle a abrité ses premiers émois, il y a connu ses premiers succès et ses premiers échecs. Des centaines d’années auparavant, Welul a arpenté ces mêmes terres, il y a offert toutes ses richesses pour le bien de sa communauté. Nicholas ne le sait pas mais peut-être ressent-il cette présence millénaire, celle d’un peuple qui ne possédait pas grand-chose, et certainement pas la terre qu’il foulait, mais qui sacrifiait volontiers ce pas grand-chose pour le bien de la communauté. Nicholas, se recueillant devant l’antique bâtiment, comprend alors le sens d’« avoir pour être, et non pas avoir pour avoir ». Lui qui n’a presque plus rien, peut-être va-t-il enfin exister.

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