La guerre de reconstitution de la grande Panslavie ! Oh, rien de bien nouveau sous le soleil… Il en a toujours été ainsi, depuis la nuit des temps, depuis l’époque néolithique, depuis l’établissement des premiers villages, puis des premières villes et des premiers États, alors que les premiers rois, autocrates, tyrans, dictateurs, quel que soit le nom qu’on leur donne, s’installaient sur le trône. C’est depuis des siècles, des millénaires, toujours la même histoire : on se bat pour s’approprier des terres, de l’or, des femmes ou du bétail ; on se bat pour des corps ou des âmes que l’on offrira en sacrifice aux dieux ; on se bat par vengeance, par volonté de puissance, par besoin d’humilier l’autre, de l’anéantir, de détruire toute trace de sa présence sur terre, si cela est nécessaire. Il est de multiples raisons de faire la guerre et, si elles n’existent pas encore, on les invente bien volontiers.
La guerre pour la (re)conquête des territoires mythiques de la grande Panslavie n’était donc pas nouvelle. On a vu ainsi de nombreuses nations tenter de retrouver leur splendeur perdue, un âge d’or mythique qui n’a jamais existé ; ou encore de porter la guerre sur d’autres continents afin de poursuivre un rêve fou de domination du monde par la race ou la religion. Certes, les équipements avaient évolué, on ne tuait plus avec des arcs, des lances et des glaives, et les guerres étaient incomparablement plus meurtrières.
L’autocrate panslave avait-il songé à son antique prédécesseur, le roi Agamemnon ? Sans doute pas, car l’autocrate ne connaissait guère l’histoire, sauf partiellement celle de son peuple qu’il avait tenté, maladroitement, de réécrire.
Pourtant l’autocrate panslave était bien un nouvel Agamemnon. La coalition qu’il avait formée afin de reconquérir la grande Panslavie était celle des Achéens. Et le petit pays assiégé était la Troie des temps modernes. La guerre, comme toutes les guerres, avait été déclenchée pour un motif futile, un mensonge ou une réécriture de l’histoire, mais on sait que tous les prétextes et moyens sont bons pour justifier une guerre. Dans l’épopée d’Homère, c’était l’enlèvement d’Hélène, l’épouse du roi de Sparte Ménélas par le Troyen Pâris, fils de Priam, le roi de Troie.
Au XXIème siècle, le petit État fut attaqué par la grande Panslavie sous prétexte de libérer une minorité qui risquait le génocide des mains d’un régime nazi. La grande Panslavie en État sauveur ! L’autocrate, comme Agamemnon le fit des millénaires plus tôt avec sa coalition achéenne, réunit autour de lui les armées des États vassaux et des mercenaires venus des quatre coins du monde. Des armées bien plus nombreuses et bien équipées que celle du petit État. Et lui qui croyait vaincre en trois jours, s’enlisa dans une très longue guerre. Dix ans de siège de Troie. Des années de guérilla urbaine, même longtemps après la conquête du pays. Car la petite nation refusa de céder, prouvant ainsi qu’elle était une vraie nation, non soluble dans le grand pays voisin, contrairement aux affirmations de l’autocrate.
Et les deux camps eurent aussi leurs héros, les Achille et Hector, les Ajax et Énée de la très antique guerre. Le petit président de la petite république et l’immense maire de la capitale, sorte de Goliath aux poings d’acier, devinrent les héros de tout un peuple résistant à l’envahisseur. L’autocrate lui aussi vanta les mérites de ses soldats héroïques, de ses capitaines magnifiques, de ses généraux stratèges. Les deux peuples eurent leurs Homère qui entreprirent de chanter la geste héroïque d’un peuple dans son bon droit. Les chants antiques étaient désormais remplacés par les films, les livres et les chansons de propagande ; par toutes sortes de « narratifs » télévisuels, par des images trafiquées, des « fake news » et des messages « postés » sur les réseaux sociaux. Les églises firent l’éloge de leurs dirigeants respectifs comme jadis les aèdes, les devins et les prêtres des anciennes religions qui louaient leurs rois semi-divins.
Et ainsi des peuples aussi proches que le furent jadis les Achéens et les Troyens, issus d’une tribu éolienne de la Grèce antique, puis que le furent ces deux nations slaves, se firent une guerre longue, meurtrière, cruelle. Avec à la fin la destruction de Troie et du petit État slave. Une guerre stupide comme le sont toutes les guerres. Et inutile, car une nation jamais ne disparaît, jamais ne se dissout complètement. Troie survécut, comme le dit la légende et le chante Virgile, grâce à Énée, le fondateur mythique de Lavinium à l’origine de Rome. Le petit peuple est toujours debout et lutte vaillamment sur sa terre brûlée par le feu adverse. Le petit peuple a inspiré d’autres nations qui se sont soulevées et combattent, elles aussi, des autocrates illuminés. L’esprit du petit peuple se perpétue encore de nos jours sur la terre rougie de son sang.