En cette aube du XXIIème siècle, on a vu resurgir des bandes d’errants, gueux faméliques parcourant les campagnes à la recherche de quelque nourriture, de baies sauvages, de racines, de petits rongeurs. C’est que la vie dans les villes est devenue trop risquée ; quant aux fermes, elles ont été abandonnées, le virus Arma ayant détruit les cultures et les animaux domestiques. Comment en est-on arrivé là ? Comment est-on revenu à l’époque « bénie » des chasseurs-cueilleurs, avant que ne débute cette révolution qui a bouleversé l’histoire de notre espèce, la révolution néolithique ?
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Bon nombre de nos contemporains considèrent cette époque comme un âge d’or, avant que ne survienne l’asservissement des hommes à la terre, sa mise en esclavage par les céréales, sa domestication par les animaux, son aliénation au travail. Ce n’est sans doute pas entièrement faux. L’homme ne travaillait alors que quelques heures par jour, n’était lié à aucune possession, ni maison, ni terre… Et puis le passage à la sédentarisation a été trop brutal, le corps de l’Homo sapiens ne s’y est d’ailleurs jamais complètement adapté : il est devenu obèse, avec ce besoin jamais assouvi de consommer des nourritures grasses et sucrées en prévision des famines à venir ; il souffre en permanence de problèmes de dos, d’yeux, de circulation sanguine, de cœur…, et pourtant, jusqu’il y a peu, il semblait heureux ainsi.
Sans doute est-ce une vision exagérément optimiste du temps jadis et d’ailleurs nous ne saurons vraiment jamais comment vivaient nos ancêtres. Pourtant, les événements de la décennie passée et le retour de l’homo sapiens au nomadisme peuvent l’expliquer, voire la justifier.
Depuis longtemps déjà, les mouvements apocalyptiques font florès prenant leur essor sur une série d’événements, en partie liés au réchauffement de la planète : bouleversements climatiques qui ont entrainé destructions matérielles, humaines, des migrations incontrôlées de populations, des révolutions sociales, des instabilités politiques, l’augmentation des inégalités économiques et géographiques. C’est sur ce terreau fertile qu’émergèrent les extrémismes et terrorismes de tout bord, nationalistes ou religieux… Souvenez-vous : le terrorisme antique était surtout religieux ; aux XIXème et XXème siècles, il devint séculier avec les nationalistes, anarchistes, marxistes puis on vit même fleurir des extrémismes libéraux. Ils utilisaient tous la violence comme un outil visant une fin, politique, économique ou sociale. Et, au XXIème siècle, revint en force le terrorisme religieux, la violence devenant une fin en soi, la mort étant mise au service de la volonté divine. Il semble que Dieu, s’impatientant, exige désormais l’utilisation de la violence afin que ses brebis s’engagent avec fureur dans la lutte cosmique entre le Bien et le Mal, hâtant ainsi l’avènement de l’apocalypse et la renaissance du monde. D’ailleurs, les désastres naturels ne sont-ils pas les précurseurs de l’apocalypse ? La sécheresse qui sévit pendant une décennie dans le bassin méditerranéen a ainsi poussé sur les routes des millions d’êtres humains, entraînant émeutes et guerres civiles, jetant des populations entières désespérées dans les bras accueillants des extrémistes locaux. Les groupuscules terroristes sont donc sur terre afin de préparer les conditions nécessaires à la fin du monde.
Grâce à la révolution technologique, ils sont presque à armes égales avec les Etats constitués. La génétique, les nanotechnologies, la robotique, de plus en plus efficaces, de plus en plus accessibles, leur fournissent ainsi nano-armes, robots-martyrs, virus et tant d’autres artefacts.
Et c’est ainsi que naquit Arma, Armageddon, l’infinitésimal virus qui a bien failli en finir avec Homo sapiens.
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Le modèle d’origine d’Arma est né dans les laboratoires d’un grand pays oriental. Ses découvreurs lui avaient assigné une tâche ô combien noble : la destruction de tous les virus susceptibles de s’attaquer à l’homme ou aux animaux domestiques. Hélas, on vola Arma, le méga-virus. Il semble que, malgré les plus hautes mesures de sécurité, il y eut des fuites qui permirent à un groupe scélérat (ce fut le terme employé par les politiciens et les médias) de s’en emparer, mettant de fait l’humanité en grave danger d’extinction.
Il ne fallut guère plus d’un mois avant que le virus ne se propage sur la surface du globe, s’abattant sur nous comme des criquets sur un champ, détruisant l’homo sapiens, massacrant ses animaux domestiques, anéantissant ses cultures. Etrangement, la faune et la flore sauvage survécurent à cette vague meurtrière. Les scientifiques tentèrent de comprendre comment plantes et animaux non domestiqués mirent en place leurs défenses ou comment ils réussirent à s’adapter à la menace en un laps de temps aussi court. En vain, car la vague virale les emporta, eux aussi.
Deux ans ont passé. Nos villes et nos campagnes sont quasiment désertes, seules y survivent quelques bandes de sinistres individus qui ont miraculeusement survécus (on pourrait d’ailleurs dire que le virus a emporté les meilleurs d’entre nous). Les animaux et la flore sauvages ont repris possession de ce qui leur fut ôté il y a bien longtemps par Homo sapiens. Dans la grotte qui me sert d’abri, je vois à mes pieds sangliers et cerfs déambuler parmi les herbes folles qui poussent dans ce que furent jadis des champs cultivés. J’y ai même aperçu quelques loups. Plus loin, la ferme se lézarde, le lierre attaque les murs, l’eau ruisselle par les toits troués.
La vie dans les villes est donc trop risquée, parcourue par trop de bandes affamées et armées pouvant tirer sur tout ce qui bouge. J’ai préféré m’isoler sur ce promontoire rocheux que je ne quitte qu’à la nuit tombée en quête de nourriture. Il m’a fallu apprendre à poser des pièges pour attraper quelque lapin. Je me nourris aussi de vers, d’insectes et de fraises sauvages. Je ne sais pas si je survivrai longtemps ainsi. En tout cas, j’ai du temps pour moi, trop de temps peut-être. Alors, quand je ne cueille pas et ne chasse pas, je m’amuse à peindre sur les parois de la grotte. L’air y est sec, tout au fond, peut-être mes dessins dureront ils quelque temps… Je peins ce que je vois, des animaux, des arbres, et je signe avec la paume de ma main.
J’ai tenté de planter du maïs, j’ai découvert des grains épargnés par le virus. Mais les sols semblent épuisés et, malgré tous mes efforts, je n’ai rien pu récolter. Quant à domestiquer des chèvres sauvages, ce ne sera pas pour demain…
Hier est arrivée une troupe de sept personnes. Elle s’est établie en contrebas de ma grotte et je crains qu’il n’y ait pas assez à manger pour nous tous, sur ce tout petit territoire. Je n’ai d’autre solution que de continuer à vivre comme l’ont fait nos ancêtres pendant des millénaires. Et, pour cela, je vais prendre la route jusqu’à trouver, pour quelques jours ou quelques semaines, une terre qui puisse me sustenter.
Serais-je capable de me désaliéner ? Je ne ressens plus d’angoisse à la pensée de tout perdre, car que pourrais-je perdre puisque je ne possède rien ? Je n’ai plus peur de mourir, je sais que la mort peut me prendre aujourd’hui même, je peux être tué par Homo sapiens ou par Canis lupus, je peux m’empoisonner en ingurgitant quelque baie ou champignon vénéneux.
Je ne sais pas si notre espèce survivra à ce cataclysme, si elle saura se régénérer à partir des quelques milliers d’individus qui errent encore sur notre planète, si elle aura à parcourir à nouveaux des milliers d’années avant de retrouver un niveau de civilisation lui permettant de domestiquer, ou plutôt d’être domestiqué par les animaux et les céréales. Je ne sais même pas si cette évolution est souhaitable.
Mais je sais que je suis fatigué après avoir marché des jours et des jours. Je sais que je n’ai pas encore trouvé de point d’eau où me désaltérer, ni de terres porteuses de fruits, je n’ai traversé que des savanes arides où même les insectes sont rares. Je ne sais pas où mène ce chemin. Mais je sais que la meute de loups que je distingue dans la vallée, celle qui me suit depuis quelques heures déjà, n’est désormais plus très loin. Eux aussi sont affamés, je ne crois pas pouvoir leur échapper.