La solitude

La solitude

Savez-vous comment Ramiro s’est enrichi ? C’est il y a quelques années déjà qu’il a découvert le business du siècle. Et qu’il a su le faire prospérer. Mais oui, croyez-le ou non, c’était un soir de fin d’automne, triste à mourir, un ciel bas et des nuages noirs chargés de tonnes d’eau, des corbeaux croassant sur des champs pelés, des feuilles mortes voguant au fil de l’eau, le long de cette morne rivière qui traverse notre ville. Ramiro, donc, célibataire endurci, contemplait derrière sa fenêtre l’hiver déjà tout proche. Il fit un commentaire sur le froid, les premières gelées, la neige qui bientôt recouvrirait le jardin. Mais il sentit soudain un manque. Il se retourna soudain et il n’y avait personne. Il pleura. Il était seul, Ramiro. L’angoisse l’étreignit soudain, il crut défaillir. Comment pourrait-il continuer à vivre ainsi, seul au monde ? Il avait jadis rêvé à une amitié profonde, sincère, totale, que ce soit avec un homme ou une femme. Une amitié sans arrière-pensée sensuelle ou sexuelle. Montaigne et La Boétie. Parce que c’était lui, parce que c’était moi. Il avait aussi cherché l’amour sur toutes les routes de la terre, dans tous les pays qu’il avait eu le bonheur de connaître. L’amitié, l’amour, il les avait vainement cherchés mais n’avait trouvé qu’intérêt, égoïsme, hypocrisie, rien qui puisse satisfaire sa soif d’absolu. Quarante ans déjà et il était seul, irrémédiablement seul. Les réseaux sociaux, les sites de rencontre, et il y en avait des milliers, pour tous les goûts, très peu pour lui. Trop superficiels. Et, Ramiro le savait, ces réseaux contribuaient largement à éloigner nos contemporains des vrais contacts humains. Des Ramiro, il y en avait des millions, des milliards, seules et seuls dans nos villes tentaculaires, dans ces mégalopoles dans lesquelles l’homme est contraint de vivre. Un Ramiro seul parmi des milliers de solitudes, au boulot, au resto, au cinoche, dans le métro, ou au dodo. Même au dodo, car les étreintes chronométrées n’étaient que la brève union de deux solitudes.

Il n’y avait qu’un seul moyen de recréer du lien social. L’amour payant existait certes déjà mais Ramiro lança son business de l’amitié tarifée car il avait compris avant les autres que la solitude allait s’accroître au fil des ans, qu’on ne pourrait jamais apprendre à vivre avec elle et qu’elle pouvait par contre rapporter gros.

Il commença par se louer lui-même, par louer sa capacité de donner un peu d’amitié. Il tarifa le kilomètre d’accompagnement à 10 euros, un chiffre rond. 10 euros pour discuter de tout et de rien, du climat et de politique, pour octroyer à son prochain quelques secondes de chaleur humaine, pour réchauffer un cœur.

Puis il recruta des promeneurs intérimaires, surfant sur la précarité de la masse des travailleurs, participant ainsi à la airbnbisation du monde. Ensuite, ce furent des calineurs, des dîneurs, des lecteurs, des accompagnateurs au ciné, au théâtre; puis le business de l’accompagnement s’étendit sur le plus long terme, aux vacances. Ce fut parfois pendant trois, quatre semaines ou plus encore, que certains riches particuliers louaient les services d’accompagnateurs (trices) haut-de-gamme.

Évidemment le business fit des émules. Ramiro avait toujours eu à cœur une qualité de service irréprochable. Pas de délocalisation pour lui. Pourtant très vite apparut un business low-cost avec des accompagnateurs amenés en charters depuis leurs exotiques patries: Bangladesh, Laos, Fidji… Beaucoup s’installèrent à demeure, furent contractualisés. Mais il y eut des plaintes, suite à des vols et à des agressions. On créa une autorité de contrôle des sociétés d’accompagnement. Une commission d’étude à l’assemblée nationale étudia pendant plusieurs mois les législations étrangères puis on vota un strict cadre juridique. C’est que le secteur était devenu une industrie majeure, tout aussi importante que la silver économie, cette économie dédiée aux seniors.

Notre gouvernement décida finalement que les principales sociétés, dont celle de Ramiro, Friends Wordwide, devaient être transformées en organismes d’utilité publique. Le ministère chargé du bien-être des populations avait enfin compris les dangers que pouvait représenter dans notre société le délitement du lien social. Il était d’ailleurs presque déjà trop tard mais on évita de peu le chaos. Notre plus proche voisin tarda par contre à réagir et, comme vous le savez, la société nacalienne est désormais en voie de disparition. Ses millions d’habitants se jalousent, se méprisent, s’entre-déchirent. Plus de travail en équipe possible, l’anarchie rampante dans les rues de leurs villes. On a dû renforcer les contrôles à nos frontières. Dans l’urgence, d’autres pays achetèrent alors des franchises et l’empire de Ramiro s’étendit sur la planète.

Peut-être en sommes-nous désormais au stade ultime. Les gouvernements, incapables de proposer une alternative à la déliquescence de nos sociétés, se sont complètement défaussés sur des entités privées comme FWW, le recours ultime. FWW est donc notre dernier espoir. Si vous vous sentez seul, ou seule, ce soir, si vous déprimez, si le poids de ce maudit cafard devient trop lourd, si vous ressentez l’envie de quitter cette vie, ou d’ôter la vie de ceux qui vous refusent leur amitié ou leur amour, n’oubliez surtout pas : contactez d’urgence FWW. FWW peut vous sauver, FWW peut nous sauver tous.

PS: je ne suis certes pas actionnaire de FFW. Mais si je vous mets en garde et vous recommande l’utilisation des services de cette entreprise, c’est que l’avenir de notre société, de notre planète, me tient à cœur.

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