Joseph errait par les rues de la grande ville, le dos voûté, le regard fixé sur le pavé humide. L’automne finissait et le vent faisait tourbillonner autour de lui des feuilles rouge et or. Joseph était taxidermiste, et pas l’un des meilleurs, profession choisie pour faire comme Père et comme Grand-père, pour reprendre sans grand risque la boutique familiale qui végétait modestement dans une ruelle du XIXème arrondissement de Paris. C’était un être falot, faible, influençable et Joseph en avait toujours été conscient. Aussi menait-il une existence modeste, loin de la rumeur du monde, et il n’entretenait avec ce monde craint qu’un minimum de contacts, avec ses clients fidèles, ses fournisseurs et les quelques marchands du quartier où il allait faire ses courses. On ne lui connaissait pas d’histoires de femmes, ou si peu, quelques liaisons avec des professionnelles bon marché. Pourtant, il y avait une faille dans la vie de Joseph, une inquiétude spirituelle, un tourment, une angoisse face au temps qui passe, face à ce monde qu’il interrogeait sans trêve mais qui ne lui apportait aucune réponse. La taxidermie lui pesait parfois, il ne savait plus que faire de sa vie.
Alors qu’il marchait ainsi sans but, il rencontra soudain un groupe de pèlerins, tous vêtus de longues tuniques jaunes et blanches et qui chantaient des paroles inconnues de lui tout en martelant des tambourins. Ce fut le tournant de sa vie. Il s’arrêta pour les écouter et les regarder. Ils semblaient heureux, ils souriaient béatement aux curieux qui formaient un demi-cercle autour d’eux. Lorsqu’ils eurent fini, ils commencèrent à parler. Et ils parlèrent à Joseph comme s’il était l’homme le plus important dans l’univers, comme si lui seul était la cause de leur présence dans cette rue misérable, en cet instant présent. Ils lui parlèrent de la beauté du monde, de la bonté que les hommes devaient diffuser autour d’eux, ils lui parlèrent du salut de son âme. Joseph comprit alors qu’il avait enfin trouvé sa famille.
Les pèlerins l’invitèrent à se rendre à l’une de leurs réunions. Il hésita, tergiversa, car sa crainte des contacts humains était toujours présente, mais la curiosité l’emporta. Il se rendit donc au temple, un froid matin d’hiver. Il fut éberlué par le rituel majestueux, accompagné de lents ragas, par l’atmosphère dense saturée d’encens qui ralentit l’activité cérébrale et est propice à la méditation. Et puis il le vit, enfin, cet homme grand et mince, aux yeux bleus perçants, au calme impressionnant. Il parlait peu mais ses quelques paroles suffisaient à captiver son auditoire. Il dégageait…, Joseph ne savait trop ce que cet homme dégageait, un charisme certain, une aura peut-être, en tout cas une incroyable impression de sérénité. Il était à peine plus âgé que lui mais Joseph se dit qu’il aurait aimé l’avoir pour père afin qu’il le guide sur les chemins de la vie.
Alors Joseph décida de vendre ses biens et de faire retraite dans l’ashram. Très vite, il devint lui aussi un pèlerin fidèle, chantant et dansant et mendiant dans les rues. Faire preuve d’humilité, toujours et encore, répétait à l’envie le Père. Joseph oublia peu à peu qu’il avait été un homme, parisien et taxidermiste. Il n’était plus qu’un être tremblant devant la majesté de Dieu et de son prophète. Sa volonté fut peu à peu annihilée par des heures de sermons, de privations, de méditations.
Un jour pourtant, il ne sut comment, son regard se posa sur Marie. Menue, radieuse, un rayon de soleil. Joseph tomba amoureux fou de sa jolie poupée. Le Père le remarqua et lui dit que cet amour était impossible. Tu dois te consacrer exclusivement au service de Dieu, faire montre d’abstinence et de chasteté. Tu dois retourner mendier dans les rues. Seule la pauvreté et l’attention exclusive portée au divin garantiront ton salut.
Marie n’était pas pour lui mais pour le Père. D’ailleurs, toutes les femmes de l’ashram étaient pour le Père. Le Père avait toutes les femmes qu’il voulait, en tout cas les jeunes et les jolies, ruminait sans cesse Joseph. Mais pas Marie, non pas Marie, pas ma Marie, si douce, si… Et il comprit enfin ce qu’il avait à faire.
Un matin, ce n’est pas le Père qui se présenta devant ses fidèles pour annoncer la bonne nouvelle (que le soleil, une fois de plus, s’était levé afin de réchauffer la terre et les hommes et qu’il convenait de l’honorer), mais un Joseph vêtu d’une longue tunique jaune avec, à ses côtés, une Marie toute vêtue de blanc.
-Le Père est fatigué…
Sa voix, au début tremblotante, prit peu à peu de l’assurance, se raffermit et s’éleva dans l’aube claire.
-Le Père m’a confié la mission d’accueillir l’œil du jour. Nous allons chanter.
Les jours passèrent, jusqu’à ce qu’un matin, Joseph annonce à l’assemblée des fidèles :
-Le Père s’est désormais retiré en lui. Il est dans un état de méditation profonde. Le salut est proche désormais. Nous allons chanter pour accompagner son envol : « Notre Père, vous qui partez aux cieux… ». Puis, le lendemain :
-Le Père m’a désigné comme le nouveau Père et Marie comme la nouvelle Mère. Désormais, nous serons vos guides. A notre tour, nous vous conduirons sur la voie jusqu’à ce qu’un jour, nous aussi, nous nous élevions afin de rejoindre notre créateur.
***
Dans la crypte sombre, mal éclairée par des ampoules halogènes encastrées dans les dalles de marbre, se trouve un cercueil en pin, rustique. Et dans le cercueil il y a un homme, grand et brun, les yeux bleus perçants encore grand ouverts. Sa peau est parcheminée, comme momifiée. Il est ainsi exposé à la vénération des fidèles. Ceux-ci défilent un par un devant lui, certains pleurant à chaudes larmes, d’autres hurlant leur désespoir, d’autres encore se tordant de douleur sur le sol glacé.
Dehors, le soleil brille. Joseph et Marie, enceinte de son premier enfant, vêtus de leurs tuniques immaculées, se tiennent par la main et sourient.