André était un écrivaillon du dimanche, auteur de quelques polars et thrillers confidentiels. Mais il voulait sortir de sa médiocrité, écrire des best-sellers, devenir célèbre. Il lui fallait pour cela trouver un thème porteur. Nul besoin d’une étude marketing, il suffit à André de humer l’air du temps, de regarder la télévision, de parcourir les librairies, d’écouter les hommes politiques. Le sujet était tout trouvé : le bonheur.
C’était alors le thème à la mode. Car tout dans le monde ramenait toujours à la quête du bon et du bien. Tous voulaient nous apprendre à mieux vivre et à mieux mourir.
En cette époque lointaine et obscurantiste, même l’État se mêlait du bonheur des citoyens. Son rôle final n’était pas tant de lever l’impôt ou d’assurer la sécurité de la nation que d’accompagner le mieux possible l’être humain de la naissance à la mort, de lui éviter les tracas, de lui fournir toutes les assurances possibles, contre la maladie, le chômage ou la vieillesse. Et, dans les trous non comblés par l’État, se faufilaient organismes de bienfaisance, associations humanitaires, compagnies d’assurance privées qui garantissaient jusqu’aux jours de soleil des vacanciers. Ah, ce climat qui n’obéit plus aux injonctions des hommes ! Quelle ingratitude !
En ces temps heureusement révolus, l’anxiété (angoisse devant les lendemains incertains, la maladie, la mort) renommée stress, un vocable plus moderne, était une maladie officielle, reconnue par la Sécurité Sociale, combattue à coups de Prozac. Car les hommes étaient pour la plupart totalement désespérés, angoissés par leur course perdue d’avance, course vers le plus d’argent, le plus d’objets, le plus d’honneurs, le plus de vie. Tout ce qui permettait aux humains de gommer ce stress était donc rentable et, des laboratoires pharmaceutiques aux littérateurs, tous s’étaient engagés sur cette voie afin d’exploiter le filon. Tous voulaient rendre aux hommes leur innocence originelle, les accompagner vers un âge d’or mythique, un état où l’homme vivait en parfaite communion avec la nature, où l’homme était la nature, dans un état de béatitude éternelle.
Et l’homme rêvait en effet de bonheur sans nuage, d’une vie entièrement dédiée à la recherche de joies et de plaisirs, rejetant la douleur et l’angoisse.
La télévision nettoyait à grandes eaux le cerveau des téléspectateurs avec ses émissions mielleuses, célébrant un temps d’avant où tout le monde était gentil, où il faisait bon vivre, occultant le réel. Les guerres n’étaient ainsi plus que des spectacles mis en scène par des animateurs vedettes (on se souvient encore de la Libye). Et le cinéma, à sa suite, poursuivit cette entreprise d’édulcoration (Amélie Poulain, La vita è bella).
La publicité nous submergeait de rêves et de sourires, de visages sains et rayonnants qui semblaient à mille lieux de la douleur, de la maladie et de la mort. Même les vieillards se devaient d’exulter, le corps sain et sportif, une éternité de bonheur s’ouvrant encore devant eux.
Et puis la littérature, ah ! La littérature, qui avait presque disparu, enfouie sous les amas d’ouvrages de développement personnel destinés à nous rendre meilleurs, plus heureux, plus altruistes, moins gros, plus sportifs…
Dans le domaine d’André, la recette de ces littérateurs était bien connue : une pincée de philosophes grecs, Épicure et Épictète de préférence; un zeste de Montaigne ; une bonne brassée de sagesses orientales, Bouddha ou Tchouang-Tseu et, pour épicer le tout, on allait chercher des traditions exotiques méconnues, chamans toungouses ou guaranis, kebatinan javanais. On pouvait aussi y rajouter Freud ou Lacan, pour faire moderne. Beaucoup parmi les auteurs, ceux qui écrivaient des romans « feel-good », n’avaient même pas cet alibi philosophique. Ils surfaient sur la vague de la mode, voulaient gagner de l’argent avec la détresse humaine. Et c’est avec cela que ces charlatans veulent m’apprendre à vivre !, se dit André. Ces gens qui ne connaissent rien de la vie et du monde et croient concocter un « kit du bonheur » ou « Comment être heureux en 10 leçons » ! Quelques vieilles recettes du passé remises au goût du jour. Je peux faire mieux que ça et alors, moi aussi je serai célèbre.
Puis une série d’événements bouleversèrent la vie d’André en quelques mois. Tout d’abord, sa compagne le quitta pour s’en aller avec son meilleur ami. Son désespoir fut tel qu’André songea au suicide. Certes, cela faisait longtemps que la situation s’était dégradée. La passion qui les avait un jour réunis s’était éteinte et, s’ils partageaient encore le même toit, c’était par simple inertie. Il entreprit alors une analyse, car c’est toujours ce que font les désespérés. Dès la première séance, il tomba éperdument amoureux de Véronique, sa psy. Le coup de foudre fut d’ailleurs réciproque. Trois mois plus tard, ils se mariaient. Ils décidèrent alors de partir en voyage de noces aux Seychelles. Mais, le jour du départ, alors que Véronique venait d’appeler un taxi, dans sa hâte, André rata une marche et se fractura la cheville. Nouvel accès de désespoir, malgré les paroles apaisantes de Véronique. Et c’est le soir, en regardant la télévision de sa chambre d’hôpital, qu’André apprit que l’avion qu’ils auraient dû prendre s’était abîmé en mer, sans aucun survivant. Il eut alors comme une illumination : les choses ne se passent jamais comme les faux prophètes veulent bien nous les décrire, on ne peut faire abstraction de la souffrance ou du mal dans notre quête du bonheur ou du bien.
Car les émotions négatives sont indissociables des émotions positives, la joie n’existe qu’en contraste avec la tristesse. La souffrance, dont les sagesses orientales enseignent à se libérer, est l’autre face du bonheur, tout comme bien et mal sont inséparables. Oui, je réclame le droit d’être malheureux, se dit André. C’est d’ailleurs en invoquant le bien que les hommes se sont fait tant de mal au cours des siècles. Et comment pourrait-il en être autrement ? Aucun fait n’est jamais bon en soi, le concept de bien est tout aussi relatif que n’importe quelle opinion humaine.
Alors André se mit en tête d’apprendre aux hommes à accepter l’idée d’être malheureux, à refuser le bonheur à tout prix, à rechercher même la douleur, sous toutes ses formes. Ainsi, les quelques instants de joie auxquels l’homme peut avoir accès n’en seront que plus éclatants. Souffrance et plaisir se renforcent mutuellement. André tenta de délivrer les hommes de l’illusion dont ils sont prisonniers, qui est de croire que le bonheur, un certain bonheur éphémère, est possible sans sa contrepartie. Le refus de la souffrance et du malheur est la négation de la condition humaine. Je vous conduirai à la paix véritable, écrivit-il dans ses livres, mais cette paix se situe bien au-delà du bien et du mal, au-delà du bonheur et du malheur.