Il était un axiome dans le monde libéral immuable d’hier : plus un travail est utile, moins bien il est payé. Les crises sanitaires et économiques du siècle passé l’ont démontré à l’envie : les boulangers, les professions sanitaires, les enseignants et les éboueurs sont utiles, ainsi que tout une série de « petits métiers » longtemps méprisés ; les consultants, cadres, avocats, financiers et conseillers en tout genre le sont beaucoup moins… Mais ce sont ces derniers qui détiennent le pouvoir, ce sont ces derniers qui fixent les normes. Et ce sont ces derniers qui, en promouvant une croissance effrénée, seule capable de leur faire gagner davantage d’argent, accroissent les inégalités et détruisent notre planète.
Lors de la dernière grande crise qui précipita des dizaines de millions de personnes dans la rue, sauf les plus riches, précisément ceux à l’origine de la crise, survint dans l’esprit de certains d’entre nous l’envie de casser ce modèle. Ne pas revenir au monde ancien, en inventer un nouveau dans lequel chacun serait payé en fonction de son utilité, dans lequel tous les boulots inutiles, engendrés par l’artificielle complexification de notre monde, disparaitraient peu à peu. Serait-ce possible ? C’est que la capacité de résistance des puissants est immense. Et l’inertie du peuple terrifiante.
Car les puissants voulaient nous faire travailler encore plus afin de rattraper le temps perdu. Mais nous, nous considérions que ce temps avait été gagné, les hommes avaient un peu repris haleine et nous avions temporairement soulagé la planète du fardeau humain. Pourquoi travailler davantage pour produire tant et tant de produits et services superflus ? Pour détruire toujours un peu plus notre monde ? Il fut un grand économiste du passé qui avait prédit que les hommes ne devraient pas avoir besoin de travailler plus de trois ou quatre heures par jour dans un futur qui n’était alors pas si éloigné. Comme dans les sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs. Mais les décennies passèrent et l’homme travaillait de plus en plus. Arrivèrent ensuite les nouvelles technologies et les frontières entre les sphères du travail et de la vie privée s’effacèrent peu à peu. L’homme passait presque tout son temps à travailler, à penser au travail déjà effectué ou à faire. Comment en étions-nous arrivés là ? Pourquoi n’avions-nous pas pu retenir le temps ?
C’est que le monde était devenu très concurrentiel. Il y avait concurrence entre les Etats, entre les entreprises, entre les hommes pour toujours être devant, gagner davantage et s’offrir davantage de biens. Celui qui aurait ralenti, ne serait-ce que quelques instants, aurait perdu la course, au PIB, au marché, au statut social. Et de cela il n’était pas question.
Seules de petites communautés tentèrent de résister, aux marges du monde moderne, mais elles furent peu à peu absorbées ou éliminées par Homo demens.
Après cette crise, apparut au grand jour l’inutilité de nombreuses professions. On supprima moult réunions stériles, des procédures bureaucratiques interminables, on réaffecta certains boulots vers des fonctions moins prestigieuses mais beaucoup plus utiles à la société. Mais cela ne fit pas longtemps illusion. Personne ne voulait perdre son rang dans la course au futile et tout rentra vite, trop vite, dans l’ordre du monde ancien. Ouf, dirent les riches et les puissants.
Et puis survint enfin le grand chaos, la pandémie globale, celle que personne n’avait prévue ou plutôt n’avait voulu prévoir, car les signes avant-coureurs étaient nombreux, pour laquelle aucun gouvernement n’était préparé. Car pourquoi gaspiller de l’argent à se prémunir alors que les budgets pourraient être bien mieux utilisés dans la course fatale qui emportait les Etats ? La pandémie globale, ce fut un minuscule virus qui tua des millions de personnes. L’état d’urgence et le confinement furent déclarés partout dans le monde. L’activité économique se réduisit mécaniquement et la nature reprit peu à peu ses droits longtemps bafoués. Les animaux se hasardèrent à nouveau dans les rues de nos villes.
Et on se rendit compte qu’Homo demens était bien le virus le plus agressif du monde vivant, bien plus létal que le virus microscopique qui avait pourtant tellement tué. Et que, si personne ne le détruisait avant, il finirait par éliminer toute forme de vie non humaine et détruire sa planète.