Depuis sa petite enfance, Jésus s’était considéré comme un intrus dans ce monde, tellement différent de tous ses petits camarades qui avaient accepté la société telle qu’elle est, sans jamais émettre le moindre doute, ni se poser la moindre question. A cinq ans apparurent les premiers indices de ce qu’allait être sa vie, refus de l’autorité, du prêt-à-penser, du prêt-à-posséder. A huit ans, il refusa d’assister aux cours de religion ; et les prières et les menaces de ses parents n’y purent rien. Car, leur expliqua-t-il, comment pourrais-je cautionner par ma présence cette entreprise de domination et d’asservissement des âmes ? Je n’y vois que des fables, de jolies histoires à raconter le soir aux enfants avant qu’ils ne s’endorment, des boniments que seuls les faibles et les naïfs peuvent prendre pour argent comptant. Mais moi, je n’y crois pas, je n’y crois plus, je n’ai plus cinq ans !
Il résista un peu plus longtemps à l’embrigadement scolaire mais, à quatorze ans, il se dit qu’il en savait assez pour tracer sa route seul en ce monde. Plus il resterait enfermé dans l’institution, plus son cerveau serait lavé, moins il serait capable de résister à la pensée dominante, à cette pensée qui irriguait désormais l’ensemble de la planète. Rien n’y personne ne semblait être en mesure de lutter. Le communisme avait cédé, toutes les politiques alternatives s’étaient ralliées à la pensée capitaliste, libérale et technologique majoritaire. Ou plutôt, ces politiques n’existaient plus que comme faire-valoir, comme alibi pour vanter les bienfaits de la démocratie libérale. Elles démontraient la grandeur de ce modèle sociétal qui savait accueillir en son sein des politiques subversives. Les religions avaient aussi échoué à réformer la société, à lui inculquer un supplément d’âme, à apporter fraternité et solidarité à des hommes irrémédiablement individualistes, narcissiques et égoïstes.
Car cette société répressive, où l’homme avait soumis et la nature, et les animaux et même son prochain le plus faible, cette société donc avait enfin unifié les opposés, avait englobé les contraires. On avait parlé de fin de l’histoire, car que pouvait-il y avoir au-delà de ce meilleur des mondes possibles ? D’ailleurs, même les dominés souhaitaient fermement la poursuite de leur exploitation, car ils en espéraient toujours quelque gain pour leur vie quotidienne. Un gain minuscule pour une vie misérable mais un gain tout de même. Et même les rares pensées subversives avaient été récupérées, médiocre espace de liberté contrôlé par l’État.
Jésus avait compris tout cela, malgré son très jeune âge. Mais que faire, comment lutter ? Et pouvait-il lutter, ne valait-il pas mieux s’enfuir, s’éloigner de cette atmosphère oppressante, aller s’isoler loin de tout contact humain ?
Jésus considérait que cette société ô combien aliénante représentait une nouvelle barbarie. La première barbarie, plusieurs siècles auparavant, avait menacé les fondements mêmes de la civilisation de l’extérieur ; la seconde la minait désormais de l’intérieur. Combien de temps notre civilisation pourrait-elle encore résister ? Combien de temps continuera-t-elle à restreindre les espaces de liberté de l’homme ? Combien de temps avant qu’il ne se rende compte de la monstruosité de sa servitude volontaire. Servitude volontaire pour laquelle l’homme sacrifie son bien le plus précieux, la liberté, pour la possession de quelques artefacts qui ne comblent que d’illusoires besoins. Combien de temps reste-t-il avant la destruction de cette société uniquement orientée vers les éphémères succès de quelques winners, du monde des affaires, du sport ou du show-business ? Quelques winners porte-étendards de cette société injuste. Pour les losers, pour la plèbe immense, il n’y a que souffrance, mais ils survivent avec le vague espoir de pouvoir devenir à leur tour des winners car, dans une société libérale et ouverte, tout est possible, même ceux qui croupissent au bas de l’échelle dans les trappes de pauvreté peuvent eux aussi s’élever. Mais comment s’élever si les maîtres leur refusent l’accès à l’éducation et aux soins, se disait Jésus ? Et dire que la plèbe, elle aussi, accepte servilement sa situation car exiger davantage de solidarité de la part des puissants serait un retour en arrière, un retour vers le communisme qu’elle a vaincu de haute lutte.
Çà et là apparaissaient pourtant de vraies oppositions, issues des franges les plus misérables de la société, des laissés-pour-compte, des exclus, des bandes d’errants, ces nouveaux bandits de grand chemin. Certains furent tentés par l’anarchisme, comme au bon vieux temps de Bakounine. D’autres par l’ascèse ou encore par l’extrémisme religieux. Certains allèrent jusqu’à s’immoler ou à se faire sauter au milieu de foules menées docilement au travail ou aux jeux du cirque par les métros et les trains. Ils s’autocélébraient eux-mêmes comme des martyrs. On les appela les nouveaux barbares. Pour Jésus, il ne s’agissait que de décérébrés massacrant d’autres décérébrés.
Mais tous furent finalement vaincus par la puissance militaire et économique de notre société, il n’y eut bientôt plus d’alternative mais une pensée unique, uniforme, unificatrice.
Que pouvait bien faire Jésus, seul contre tous ? Débrider son imagination, libérer ses rêves, puisqu’il s’agissait peut-être du seul domaine, mais pour combien de temps encore, qui n’avait pas été totalement récupéré par la société. Et tenter de faire partager ses rêves d’une autre vie, d’un autre monde, d’une autre société plus humaine.
Et c’est ce qu’il commença à faire. C’est-à-dire qu’il commença sa vie adulte en ne faisant rien, en rêvassant, en adoptant ainsi une attitude ouvertement subversive, que le gouvernement ne pouvait accepter de crainte qu’elle ne se généralise au sein de la population.
C’est à ce moment-là que je fis la connaissance de Jésus. J’en étais à une période de ma vie difficile, avec divorce et perte d’emploi. J’en étais venu à haïr presque la terre entière, à blâmer l’humanité pour mes malheurs. J’étais prêt à tout pour sortir de ce mauvais pas, retrouver dignité, confiance et un but dans la vie car que fait-on lorsque l’on a cinquante ans et que la vie vous a tout pris ? J’étais assis dans un parc à me lamenter sur mon sort lorsque Jésus s’approcha de moi. Un clochard, presque vêtu de haillons, il puait. Il me consola, tenta de me faire comprendre que je n’avais rien perdu puisque je ne possédais rien. D’ailleurs, je n’avais jamais tenu entre mes mains que du vent, je m’étais bercé avec l’illusion de jouer un rôle dans le grand théâtre de la vie, mais je n’étais rien qu’un misérable loser comme des milliards d’autres êtres humains, comme Jésus lui-même. Ne voudrais-je pas tenter de changer la vie, de rendre la société meilleure, de détruire les barrières qui séparent les hommes ? Bref de tout remettre à plat et de tout recommencer ? Certes oui, tout cela était bien tentant mais comment faire ?
Redonner l’espoir, fabriquer du rêve, me répondit-il, il n’y a pas d’autre issue que de retrouver son âme d’enfant. Rappelle-toi, Judas, quand tu avais huit ans, dix ans, ne croyais-tu pas que tout était encore possible, que tu pouvais changer le monde ? Regarde autour de toi, regarde tous ces hommes, toutes ces femmes qui s’accrochent désespérément à leurs biens minuscules au prix d’incommensurables souffrances. Est-ce cela la vie que nous souhaitons mener ? Veux-tu m’aider, mon ami, à entreprendre une croisade, convaincre, encore et toujours, que notre histoire ne s’achèvera pas en cette fin de XXIème siècle, que nous pouvons espérer une société meilleure, plus juste ?
Oui, oui, en ce moment précis de ma vie, j’aurais tout fait pour suivre cet illuminé de Jésus, il parlait si bien, d’ailleurs il avait déjà réuni autour de lui quelques fidèles, issus des franges de notre société, chômeurs comme moi, SDF, ou ex-taulards. Et qui d’autre pour suivre ces belles et envoûtantes paroles ? Peu à peu, notre groupe grandit, nous réussissions à pénétrer au sein des entreprises, de la société civile, en prenant garde de rester en marge de la vie politique.
Un jour, enfin, alors que j’avais retrouvé confiance en moi, que je pensais qu’un avenir était possible, que ma carrière professionnelle pourrait redémarrer et que je pourrais même peut-être retrouver l’amour, je compris que je devais mettre fin à cette néfaste illusion. Tout ce que nous avions entrepris avec Jésus n’était que perte de temps, retour aux temps anciens de l’anarchie et du communisme. Nous avions tellement obtenu depuis deux siècles, de quoi pourrions-nous nous plaindre ? Nous avions nos petites maisons, nos petites voitures et nos grands écrans, nos vacances tout-inclus au bord de la plage et, au bout de la route, un petit morceau de terre où pourraient reposer à jamais nos cendres.
Alors je dénonçai Jésus. Il fut arrêté, impartialement jugé par un jury populaire et condamné pour activités subversives à douze ans de prison. En d’autres temps et en d’autres lieux, il aurait écopé de travaux forcés. Cela était donc une sentence plutôt clémente. Je ne le revis plus. On m’a raconté qu’il est mort en prison.
Je vis désormais tranquillement de ma petite retraite dans mon petit appartement d’une très lointaine banlieue mais de quoi d’autre pourrais-je avoir besoin ? J’ai eu malgré tout une belle et bonne vie et je remercie l’État-providence qui m’a vu naître, qui m’a aidé à vivre le moins mal possible et qui, lorsque mon heure sera venue, m’aidera aussi à disparaître sans souffrance et sans laisser de trace. Ce sera pour moi la fin de l’histoire.