J’ai été un grand philosophe

J’ai été un grand philosophe

J’ai été un grand philosophe, un intellectuel reconnu. Il fut un temps où j’étais invité sur tous les plateaux de télévision, j’étais apprécié, presque adulé, j’avais des groupies à mes pieds, maintes maîtresses avec qui je partageais mes nuits, mais je n’étais pas moi. J’avais été fabriqué, comme un vulgaire artefact, par les média, journaux et chaînes de télévision, par les animateurs à la mode qui avaient besoin de quelques vedettes pour faire de l’audience. Mais ils me déboulonnèrent de mon piédestal plus rapidement qu’ils ne m’érigèrent en icône médiatique. Ah, l’ingratitude des hommes !

Je vous remercie, chère amie, de me donner l’opportunité de m’expliquer enfin, de répondre à mes détracteurs, à mon âge je n’ai plus guère l’occasion de m’exprimer, surtout dans un média aussi prestigieux que le vôtre.

Il fut un temps où j’étais donc l’intellectuel à tout faire de la télévision. Il faut dire que, en toute modestie, j’étais un homme brillant, servi par une prodigieuse mémoire, une culture générale étendue et un talent oratoire certain. Je savais aussi électriser les foules, du haut des estrades, il ne me fallait pour cela que de quelques images capables de frapper l’imagination, de toucher le cœur et d’oublier de faire appel à la raison, et le tour était joué. Certes, je faisais aussi des jaloux, en général de médiocres et ennuyeux professeurs d’une quelconque université de province qui ne vendaient que quelques dizaines d’exemplaires de leurs ouvrages d’érudition à leurs congénères tout aussi desséchés qu’eux.

Mais ils en voulaient toujours davantage, ces journalistes, ces animateurs, ces vautours, toujours plus d’ouvrages, toujours plus d’interventions à des émissions, à des colloques, à des débats avec d’autres vedettes du moment.  Non que nous débattions  de grands concepts philosophiques, cela n’intéressait personne, nous préférions commenter l’actualité, la vie politique toujours mouvante, les petites phrases de ces médiocres et pusillanimes chefs de partis, de ces misérables chefs de guerre, mais aussi ces fameux sujets de société qui changent tous les ans comme n’importe quel phénomène de mode. J’étais à l’écran pour donner sens à l’insignifiant. J’étais l’indigné, le moralisateur, le sage, j’étais tour à tour historien, anthropologue, sociologue, expert en géopolitique, musicologue et spécialiste en histoire de l’art, bref je pouvais parler sur tout et n’importe quoi, mal sans doute, mais je faisais illusion. Ne croyez-pas que cela était de ma part un choix délibéré, d’intervenir en permanence sur les plateaux de télévision, mais j’étais tellement sollicité, je ne pouvais pas faire faux bond à mes amis des médias. Car j’étais populaire, j’avais de nombreux amis, parmi les journalistes, les hommes politiques que je méprise tant, ou encore les capitaines d’industrie.

J’étais alors marié à une journaliste célèbre, ni brillante, ni intelligente, mais elle était très belle. C’est elle qui m’a ouvert les portes de ce monde qui m’était alors inconnu. J’étais jeune, agrégé fraîchement émoulu de l’université, et je fus quelque peu éberlué par ce que je vis, la possibilité de côtoyer des personnes détenant tant de pouvoir et tant de richesses. Je fis ainsi connaissance avec un tout jeune ministre au verbe haut, qui devint l’un de mes intimes. Après avoir divorcé de ma belle journaliste de femme, le ministre me présenta l’une de ses anciennes maîtresses, un ex-mannequin devenue animatrice de télévision et cœur à prendre. Je le pris. Nous fîmes les unes des revues à la mode, des magazines people, comme on disait alors, mes livres commencèrent à se vendre et j’étais de plus en plus fréquemment invité à discourir de tout et de rien.

Les années passèrent. Je pris certes quelques risques, il me fallait fournir de plus en plus, livres, articles, éditoriaux, films même, et je dois reconnaître qu’ils n’étaient pas tous très bons. Je me fis aider par des assistants (je préfère ce terme à celui de nègre, qui m’écorche les oreilles), mais uniquement pour recueillir de la matière première. Ne croyez pas que je leur faisais écrire mes bouquins. Mais je laissais certes passer des erreurs, ô pas grand-chose, des erreurs de dates, mais je me suis aussi parfois emmêlé avec les noms des philosophes antiques, bref, tout le monde peut se tromper et ces erreurs n’enlèvent rien à la pertinence de ma réflexion. Mais voyez-vous, personne ne me fit de cadeau, tous ces austères et médiocres écrivaillons de province se sont acharnés sur moi comme des vautours sur une charogne et m’ont livré en pâture aux médias et au public. Ils ont même critiqué mes idées, arguant du vide de ma pensée, me refusant la qualité de philosophe, me comparant à un simple communiquant, à un cadre d’une agence de marketing. Ils ont dit que j’utilisais des concepts à gros tamis, que je caricaturais, que j’avais une vision manichéenne du monde ! Ils n’ont rien compris, ces benêts, ils m’ont méprisé, humilié. Mais je suis résilient, mes idées valaient bien mieux que cela. Je répliquai, bien-sûr et la polémique enfla jusqu’à ce que les médias s’en lassent. Peu à peu, je revins au premier plan. Il me fallait trouver un moyen de m’y maintenir. C’est que je ne voulais pas perdre mon mannequin et ce genre de personnes, voyez-vous, ne peut vivre qu’avec des gens beaux, riches et/ou célèbres. N’étant ni beau, ni riche (pas encore), je devais rester célèbre. Et pour me maintenir sous les projecteurs, quoi de mieux qu’un coup d’éclat. Je n’étais pas un vulgaire intellectuel en chambre, moi, non Madame, j’étais un homme d’action, j’allais m’impliquer dans les conflits du monde, je serai le nouveau Malraux des temps modernes. Et ce coup d’éclat, c’est la guerre du Karoustan qui me l’a apporté, tout cuit dans mon assiette. Vous vous souvenez de cette guerre picrocholine entre Karoustes et Burghizes, aux confins de l’Europe orientale. Je pris parti pour les Karoustes, il fallait bien choisir son camp, je me rendis sur place, bien-sûr au péril de ma vie, en revins avec articles et films, prouvant les méfaits que la Burghizie, pays envahisseur, avait commis au Karoustan. Encore une fois, on m’accusa d’être partial, de déformer les faits pour les faire coïncider avec une prise de position dogmatique, de mettre en avant mon ego surdimensionné… Balivernes que tout cela, je méprise ces êtres pusillanimes, ces littérateurs de bibliothèque, incapables d’action.

J’étais alors au faîte de ma gloire, l’intellectuel Nº1 en France, couvert d’honneurs, marié à une femme magnifique, que pouvais-je demander de plus à la vie ? Eh bien, davantage, sans doute, car j’ai toujours voulu être un héros. Pas un superman, mais un vrai héros en chair et en os, un sauveur des temps modernes. Je décidai donc de sauver les Karoustes, rien de moins. Le ministre qui m’avait présenté son ancienne maîtresse, celle qui était devenue ma femme (vous me suivez ?) venait d’être élu Président de la République. Je fis le siège de son Palais, puis j’entrepris une marche très médiatisée jusqu’au siège de la Commission Européenne, à Bruxelles. J’ameutai journaux et télévisions, je n’eus de cesse de remuer ce petit monde desséché et transi. Les massacres perpétrés par les Burghizes apparaissaient toujours plus abominables, servis au petit-déjeuner, déjeuner et dîner des téléspectateurs jusqu’à l’écœurement. Il y eut des manifestations de soutien aux Karoustes, des manifestations devant les légations burghizes en Europe et j’obtins enfin ce que je souhaitais : une intervention conjointe de l’UE et de l’OTAN. Intervention diplomatique, puis militaire. Des frappes chirurgicales, bien-sûr, qui firent certes des victimes collatérales, mais quelles guerres n’en font pas ?

Pourtant, que n’a-t-on pas dit sur moi ? J’ai été vilipendé, humilié. Si le Karoustan s’est enfoncé dans une ère de chaos, en proie aux guéguerres de clans et de mafias, je n’y suis pour rien. Comment aurais-je pu le prévoir ? Le fait que ce pays ait été, tout au long de son histoire, en proie aux conflits tribaux devait-il mener nécessairement au désordre actuel ? Je ne le crois pas.

Pourtant, tous ces intellectuels ramollos du cerveau sonnèrent l’hallali. Ce fut le début de la fin. Je résistai encore quelques années, tentant de multiplier les interventions publiques, réussissant un ou deux coups d’éclat, m’engageant encore pour la Liturie et le Bouzoughistan,  mais mes livres se vendaient de moins en moins. Je fus lâché un jour par mon éditeur, contraint de publier quelque ouvrage à compte d’auteur, quelle misère ! C’était ma fin et aussi la fin des vrais intellectuels engagés.

Oui, ma chère amie, c’était la fin d’une époque, d’ailleurs même mon mannequin de femme me quitta. Vous le voyez bien, il n’y a plus de vrais débats d’idées à la télévision, submergée par des émissions de télé-réalité. Je sais, je sais, j’ai participé aussi en mon temps au « Carnaval des penseurs », une erreur de jeunesse que l’on m’a amplement reprochée. Mais c’est bien fini tout cela, je me suis enfin retiré de ces vaines luttes de pouvoir et d’influence, voyez-vous, j’écris mes mémoires et je médite, au fond de mon manoir lozérien. J’en suis revenu de rechercher une vaine gloriole médiatique, de pontifier sur tous les écrans de télévision sur quelques grands concepts universels (mes universaux), de décerner à tous des brevets de bien et de mal. Oui, sans doute ai-je enfin atteint une certaine sérénité. Un jour, peut-être lira-t-on mes mémoires comme celles d’un vieux stoïcien mais, en aucun cas, je ne veux redevenir le gourou du petit monde littéraire parisien que j’ai été alors. 

En tout cas, merci à vous, très chère, de publier cette entrevue telle quelle, de ne pas couper mes propos hors de leur contexte. Je sais que votre revue Star-Gala a toujours été reconnue pour sa grande probité intellectuelle, je compte vraiment sur vous pour que mon testament philosophique soit enfin dévoilé sans fard, même s’il devait une dernière fois provoquer la polémique. 

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