Dans le métro, au resto, au boulot, au ciné, en ballade au parc ou en rando, au sport, toujours et partout la femme ou l’homme qui se veut moderne arbore son téléphone mobile, comme jadis sa montre ou son appareil photo. Et quand je dis téléphone mobile, portable ou cellulaire, il s’agit désormais plutôt de téléphone intelligent ou de tablette, aussi nécessaire à la survie dans la jungle urbaine que jadis le bâton des pèlerins dans les campagnes du Moyen-Age.
Que va devenir l’homme nouveau, l’homo cellularus, pour employer l’un de ces néologismes tant prisés par nos élites (comme homo festivus, economicus, touristicus, j’en passe et des meilleures…). Car l’homme de demain sera très différent de celui d’hier. Un homme qui approfondit volontairement sa servitude vis-à-vis des artefacts qu’il a lui-même créés. Aliénation suprême !
Jadis, lorsque un homme marchait dans la forêt, il pouvait indifféremment utiliser deux formes de méditation : la concentration sur un seul objet, comme le rythme de ses pas ou la course du soleil dans le ciel ; ou l’ouverture au monde, et il laissait alors librement entrer en lui pensées et sensations sans tenter de les bloquer, jusqu’à ce qu’elles disparaissent d’elles-mêmes en un flux et reflux incessant. Désormais, il marche son téléphone à la main, envoyant de ci, de là, un SMS, parlant avec ses interlocuteurs de thèmes fondamentaux et urgents, de la bière qu’ils partageront le soir ou du film qu’ils verront le lendemain.
Quel artiste dans son atelier est désormais parfaitement concentré sur son art ? Mais il est vrai que l’art n’est plus tout à fait l’art. Jadis, on en attendait une révélation transcendante et, par la transformation de l’homme en un être meilleur, peut-être même le salut de notre espèce. L’art se voulait alors éternel. Aujourd’hui il est divertissement, amusement éphémère, marchandise comme les autres, dont la valeur ne se mesure qu’à son seul prix. Alors pourquoi l’artiste devrait-il être concentré ? Comme tout homme, il se soumet à la technique, il twitte ses impressions du moment, envoie des SMS à ses fans, répond aux appels angoissés de son galeriste ou de son agent.
Combien nous sommes loin des artisans King et Chouei, cités par Tchouang-Tseu : « Avant de travailler à mon support, je me gardai de dissiper mon énergie, disait le menuisier King; j’ai gardé l’ascèse afin de calmer mon esprit… Après sept jours, j’oubliais brusquement que j’avais quatre membres et un corps… L’art m’absorbait si profondément que tout tracas du monde extérieur disparut. » Où l’artisan Chouei qui « atteignit à une telle habilité parce que son âme étant concentrée, était libre d’entraves. »
L’homme a désappris à se concentrer, à se relaxer, à méditer, conditions pourtant nécessaires s’il veut s’engager sur la voie de la perfection. L’homme ne sait désormais plus écouter le silence, le bruit a envahi sa vie, toute sa vie, le XXIème siècle est un monde où le silence n’est plus.
Ces soi-disant communications, qui mettent l’homme en lien avec l’humanité toute entière sur la surface du globe, ne sont plus des échanges mais des ersatz dégradés d’échanges qui l’isolent encore davantage de ses semblables. Il approfondit encore davantage cet isolement du monde en plaçant des écouteurs sur ses oreilles, partout où il va, en écoutant de la musique revenue à sa plus simple expression, du rythme et rien que du rythme. Paradoxalement déconnecté du reste de l’humanité, il ne trouve quelque compensation que dans des activités virtuelles, comme le jeu vidéo, ou dans la compagnie d’animaux domestiques. Et, pour échapper à l’ennui, il se plonge dans la recherche effrénée d’amusements, de diversions, qu’il place désormais en tête de ses priorités. Il s’abrutit dans les loisirs afin d’oublier la médiocrité de sa vie.