D’Epicure à Epicure

D’Epicure à Epicure

Il fut un philosophe dans un monde sans philosophes. 24 siècles après son illustre prédécesseur, Épicure le second publia ses « Lettres à mes disciples ». Façon de parler, bien-sûr, puisque cela fait de nombreuses décennies que personne n’écrit plus de lettres et qu’il n’existe plus d’éditeurs de livres. Mais ses enseignements recueillis par ses disciples sont accessibles à tous sur la toile.  Quoi qu’il en soit, le second Épicure tenta de redonner sens au concept de Bonheur, qui avait depuis longtemps disparu. Peut-être l’homme avait-il su jadis être heureux, mais il ne restait désormais en lui qu’un immense vide qu’il tentait de remplir n’importe comment, par de menus plaisir vite évaporés, et par une infinie nostalgie pour ce temps d’avant irrémédiablement perdu.

Il fut un temps, en effet, où le principal objectif de l’existence humaine était le bonheur. C’était aussi la principale préoccupation des philosophes. Prenez Épicure le premier, pour qui les vertus, et notamment la sagesse, ne font qu’un avec la vie heureuse. D’autres recherchèrent le bonheur dans la béatitude, dans l’union mystique avec Dieu, avec la nature, avec l’être aimé. Puis vinrent les sceptiques, mettant en doute la signification même du concept de bonheur. Peu à peu, la recherche du bonheur se transforma en une quête de joies éphémères, de petits plaisirs gastronomiques, artistiques ou sexuels, d’excitants dont les effets vites estompés réclamaient une servitude toujours plus grande. Les philosophes préféraient alors se consacrer à d’autres thèmes autrement plus intéressants pour le microcosme universitaire. On parlait alors de thèmes porteurs, comme pour parler de messages politiques ou de tendances de la mode. Après avoir tenté de structurer le réel, l’art, le langage, on tenta de les déconstruire, et on en vint à la conclusion qu’on ne pouvait parler de rien puisque tout n’était qu’illusion. Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence, dit bien tautologiquement l’un d’entre eux. Eh bien, puisqu’on ne savait rien sur rien, on ne parla plus de rien.

Vint ensuite le temps des charlatans, des évangélisateurs laïcs ou religieux, qui tentèrent d’apprendre aux malheureux hommes à mieux vivre et, parfois, à rechercher le bonheur comme le firent jadis leurs ancêtres, comme surent le faire les grands anciens. On fit de nouveau appel aux vieilles philosophies antiques, épicurisme, stoïcisme, scepticisme, on convoqua les éthiques orientales, taoïsme et bouddhisme, on créa de nouvelles religions, on encensa le Nouvel Age, on publia des manuels de savoir-être-heureux, des livres « feel-good », on tourna des films « feel-good ». Les intellectuels à la mode expliquèrent que la vie était trop rude, l’aliénation trop forte, le travail trop épuisant et angoissant (stressant, selon le mot de l’époque), et que les hommes devaient retrouver les vraies valeurs d’antan : simplicité, vie au présent, amour, vertu, sagesse… Bref il y en avait pour tous les goûts.

Mais l’angoisse de vivre une vie stérile et inutile emplissait tous les esprits et les hommes ne parvenaient plus à se tourner vers la recherche de ce fameux bonheur qui toujours leur échappait. Même les religions traditionnelles et la psychanalyse, ce nouvel opium du peuple, ne pouvaient rien y changer. La domestication des corps et des esprits, l’aliénation de l’homme au travail, l’avaient irrémédiablement éloigné de ses origines, de la terre, de la nature. L’homme n’était plus au monde, comment aurait-il pu être heureux ?

C’est alors que surgit dans l’histoire Épicure le jeune, dit encore Épicure le second. Mais sans doute n’était-ce pas son vrai nom, peut-être simplement le nom qu’il s’était choisi. Il fut un enfant solitaire, renfermé, peu sociable. L’école ne l’intéressait guère car il ne voyait en elle qu’une institution reproductrice de dominations et d’inégalités, une fabrique de producteurs-consommateurs.  Il détesta la religion et ses grands prêtres serviteurs de l’ordre établi. A douze ans, il expliqua au théologien qui enseignait l’histoire des croyances que la civilisation démente qui était la nôtre n’était pas la conséquence de la chute d’Adam et d’Eve, expulsés du jardin d’Éden, mais bien de la chute de Dieu. Lointain effet de la création, de la transformation de l’unité originelle en dualité puis en multiplicité.

Épicure fut expulsé de l’école et se retrouva, comme des millions d’autres marginaux, vivant dans les bas-fonds, aux marges de la société. Il débuta son enseignement presque par hasard, sans le vouloir, pour aider un désespéré sur le point de se suicider.  Il construisit peu à peu un corps de doctrines, recommandant à ses semblables d’éviter le travail aliénant puisque travailler, c’est réaffirmer la place de l’homme dans le monde comme un objet, un artefact interchangeable remplissant une fonction prédéterminée par les maîtres. Les marginaux sont rejetés puisqu’ils ne participent pas à cette société uniquement orientée vers le rendement. Eh bien, assumons-le ce rôle d’exclus ! L’homme n’est pas lui-même dans cette société répressive, bridant ses instincts de vie, sa soif de bonheur. Le salut de la civilisation viendra de ces oubliés, de ces laissés-pour-compte, car eux seuls disposent encore d’un espace de liberté.

L’homme moderne est un animal domestique, dont l’esprit est anesthésié depuis des millénaires, rendons-lui sa liberté !

Vous vivez déjà dans l’éternel présent, disait-il à ses disciples, c’est le commencement de la sagesse.

Retrouvez vos instincts de vie et de plaisir, débridez vos esprits.

Et, comme son illustre prédécesseur, Épicure prôna l’ataraxie, la tranquillité de l’âme, la quiétude sans trouble, de l’homme en harmonie avec son environnement. Mais cet enseignement déplut aux puissants. Ceux-ci ne pouvaient autoriser des actions séditieuses que si elles étaient assimilables par la société et donc contenues dans certaines limites. Or, inciter le peuple à ne pas travailler, à ne pas se soumettre au cycle de la production et de la consommation, était insoutenable.

Épicure fut arrêté et son procès fut l’un des plus médiatisés de l’époque. Car, au-delà d’un homme, on jugeait une société. Au-delà d’une société particulière, on jugeait une civilisation. On débattit des mois durant, tous les intellectuels donnèrent leur opinion. Quelle civilisation voulons-nous léguer à nos enfants ? N’allons-nous pas périr par là où nous avons débuté : la technique, le labeur ?  Tant de questions auxquelles personne ne peut répondre de manière définitive.

Épicure fut relaxé puis exilé dans une lointaine campagne. Il vécut encore quelques années, entouré de ses plus proches disciples qui conservèrent et transmirent précieusement son enseignement. Çà et là, fleurissent encore quelques communautés « épicuriennes », suffisamment inoffensives pour être conservées comme témoignage d’une civilisation non-répressive, ouverte aux espaces de liberté, acceptant en son sein les idéologies contestataires et les hérésies qui prônent la régression vers un monde d’avant la chute.

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