Ça prend une loi !

Ça prend une loi !

Une conférence de presse dans les locaux du Ministère : le Ministre s’était levé, le visage rouge de colère, fulminant contre ses fonctionnaires désobéissants qui bravaient l’autorité absolue de l’élu. Il avait alors levé un doigt accusateur, prenant à témoin les journalistes qui se pressaient autour de l’estrade, et avait jeté un : « Ça prend une loi ! » bien senti.

Que s’était-il donc passé pour que le Ministre ressente d’une manière aussi vive l’envie de légiférer ? Un événement fondamental dans la vie de la communauté : au cours d’une cérémonie officielle, les policiers avaient décidé, en signal de protestation, de porter leurs pantalons d’opération, dits pantalons de clown, au lieu de leurs pantalons de cérémonie. Évidemment, ce crime de lèse-ministre ne pouvait demeurer impuni. Il fallait sévir, boucher une fois pour toutes ce vide juridique. Monsieur le Ministre de l’Intérieur était certes un habitué, un fan de lois, il avait peu à peu colmaté tous les interstices de liberté que certains citoyens osaient encore revendiquer. Le Ministre avait aussi la population pour lui : associations de défense, de protection, groupes de pression, officines de lobbyistes, presque tous le soutenaient dans cette noble tâche de judiciarisation de la société. Et toujours ils en redemandaient. Et il y en avait pour tous les goûts, des lois, contre les fessées données aux enfants, contre la tauromachie, contre le gavage des oies, la chasse, les fromages au lait cru, la consommation d’alcool et de tabac (de nos jours, on ne peut plus se suicider comme on veut, surtout si cela creuse le trou de la sécurité sociale), le harcèlement sexuel (terme moderne désormais utilisé pour décrire les manœuvres de séduction). Ainsi se poursuivait le processus d’asservissement, d’aliénation volontaire, l’homme cédant ses derniers espaces de liberté pour suivre béatement les injonctions de ses gouvernants. Ce qui n’est pas la norme, approuvée par la majorité, sanctifiée par le pouvoir, la norme qui fixe les modalités du travail et du loisir, doit être banni, par la loi ou l’impôt.

Ça prend une loi !, disait donc le ministre. Ça prend une loi !, disaient aussi les citoyens, excédés par le manque de respect de ces petits fonctionnaires.

Il y eut cependant un avocat, un avocaillon excédé par le zèle persécuteur du Ministre de la République. Et il se dit : « Cela n’est plus possible, jusqu’où allons-nous aller ? » Même les mots font l’objet de règles et d’interdiction. On appelle cela le politiquement correct. L’usage des mots flic ou poulet est désormais prohibé. Reste fonctionnaire de police, un terme bien propret, bien aseptisé. Peut-on interdire au Ministre d’interdire ? Peut-on légiférer contre les législateurs ?

L’avocat décida d’attaquer le Ministre en justice. Il convoqua une conférence de presse. S’ensuivirent des entrevues et débats à la télévision. Car notre avocat le savait bien, un événement qui ne passe pas par le filtre des caméras n’est pas réel. L’avocat eut ainsi l’opportunité d’exposer sa théorie : le Ministre veut faire un usage excessif de la loi. Il veut restreindre le dernier interstice de liberté de ses policiers : la faculté de porter à leur gré leur pantalon de cérémonie ou leur pantalon d’opérations. Liberté importante, s’il en est. Leur seul espace de protestation. Il est donc vital de limiter le pouvoir de nuisance de nos dirigeants. Ça prend une loi !, lançait à son tour le petit avocat, remuant son index devant les caméras.

Anarchiste ! On l’insultait, on lui crachait dessus. Réactionnaire ! Le syndicat des policiers lui refusa même son soutien. Ça prend une loi !, en effet, lui répondit le dirigeant syndicaliste, une loi pour que nous sachions où et quand porter nos pantalons de clown. Il faut de l’ordre dans la société, on ne peut pas faire n’importe quoi !

Et l’avocat, dernier héros moderne, fut débouté, bien-sûr. Il perdit sa clientèle, fut ruiné puis acculé au suicide. Il fut le dernier exemple de résistance, dans l’histoire contemporaine, à cette volonté maladive, aliénante, de légiférer. Car nos concitoyens, dont le cerveau a été tant de fois lavé, essoré, séché, ont désormais perdu toute capacité de réaction.

Et, si un jour, l’un de nos législateurs fous décide de signer un décret marquant la fin de la race humaine, sans doute serons-nous déjà amplement formatés pour que, nos instincts de vie et de liberté anesthésiés, nous nous précipitions tête baissée du haut d’une falaise.

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