Autocratie et stupidité

Autocratie et stupidité

L’autocrate avait donc lancé une « opération spéciale », un euphémisme pour ne pas parler de guerre, contre son petit voisin, présenté comme l’agresseur. Certains le considéraient comme un génie, un maître es-tactique et es-stratégie, un défenseur de la tradition contre tous ces pays occidentaux corrompus, ramollis par la démocratie, dominés par des gangs de femmelettes et d’homosexuels. Un rénovateur de la nation.

L’autocrate avait réécrit l’histoire à son avantage, il avait créé de toutes pièces la fable de la grande nation, qui reposait largement sur l’homophobie et le mythe de la grande victoire sur l’ennemi fasciste ; il avait bombardé son opinion d’une propagande efficace : notre petit voisin n’est pas une vraie nation*, elle fait partie intégrante de notre grande nation éternelle, pervertie par un régime fasciste que nous vaincrons comme nous l’avons fait il y a quatre-vingt ans. Ainsi notre voisin libéré retournera dans le giron national.

L’autocrate était devenu un homme très seul, il avait éliminé ou fait fuir les meilleurs, il n’était entouré que de médiocres béni-oui-oui, toujours prêts à approuver ses décisions les plus délirantes.

Mais cette grande nation imprégnée de mythes archaïques n’existait plus depuis longtemps. Et cette guerre allait peut-être entraîner la désagrégation de ce pays immense. Car, au début du siècle passé, la guerre perdue contre le Japon avait contribué à la chute de l’empire tsariste ; puis l’enlisement en Afghanistan avait précipité la désintégration de l’URSS. Alors, cette guerre ingagnable serait-elle le tombeau de la Russie contemporaine ?

Quelqu’un a dit (Carlo Cipolla, « les lois fondamentales de la stupidité humaine ») qu’est stupide « celui qui entraîne une perte pour un individu ou pour un groupe d’autres individus, tout en n’en tirant lui-même aucun bénéfice et en s’infligeant éventuellement des pertes ».

L’autocrate nous apparaît comme un archétype de l’homme stupide, arc-bouté sur des préjugés infondés, sur des légendes archaïques. Il avait lancé une guerre qui avait certes entraîné des dommages considérables en vies humaines et destructions matérielles de l’ennemi, mais qui avait aussi considérablement renforcé et soudé le camp adverse ; dans le même temps, il avait durablement affaibli son pays, tant économiquement que militairement, et il en avait fait un paria sur la scène internationale. La grande nation se rapetissait ainsi de plus en plus, devenant un nain économique. Sa puissance militaire avait été mise à mal avec de lourdes pertes, affichant aux yeux du monde entier les insuffisances tactiques et stratégiques de l’État-major. Malgré la propagande et l’interdiction de toute parole critique, des millions de ses concitoyens, souvent les mieux formés, fuyaient aussi son pays, en quête d’un avenir meilleur.

Ces dernières années nous ont ainsi donné deux dirigeants de grandes puissances (le génie stable et l’ours de Sibérie) merveilleux exemples d’hommes stupides parvenus au sommet, parmi les plus puissants du monde, hommes instables et imprévisibles, et qui avaient non seulement accentué l’instabilité dans le monde mais aussi fragilisé leur propre pays. 

*Rappelons que l’ukrainien n’est pas un dialecte russe ; les deux langues sont apparues comme des langues distinctes à partir d’une langue source commune, le « proto-slave » (ainsi que les autres langues slaves contemporaines). La « Rus » de Kiev peut d’ailleurs être considérée comme le prédécesseur des nations ukrainiennes, biélorusses et russes modernes. Les structures de parenté sont aussi très différentes, entre la famille communautaire russe (qui aurait une propension, selon Emmanuel Todd, au communisme) et la famille nucléaire ukrainienne (plus individualiste, voire anarchiste ; et si l’expérience de la Makhnovchtchina s’est déroulée en Ukraine entre 1918 et 1921, cela n’est sans doute pas dû au hasard…).

Laisser un commentaire