Dès son plus jeune âge, Alice s’était conformée aux canons de la mode. Il était alors de bon ton d’être jeune, belle, de rayonner de santé et de bien-être. Peu de gens pouvaient d’ailleurs échapper aux diktats de la télévision et des magazines de mode, à ces exhibitions de corps sculpturaux faisant entrevoir aux adolescents un avenir radieux pour peu qu’ils soient beaux et qu’ils puissent demeurer jeunes éternellement. Mais le chemin était long et périlleux et beaucoup y avaient brûlé leurs ailes. A l’exception des êtres exceptionnellement dotés, il fallait y consacrer beaucoup de temps, d’argent et d’énergie.
Alice fut un parfait exemple de ce parcours du combattant qui devait la mener au Graal des midinettes : le mannequinat. Dès ses douze ans, elle débuta une vie de sacrifices, avec beaucoup de sport et de nombreux régimes (protéiné ou pas, végétarien ou végétalien, cru, cuit, sous-calorique, Weight Watchers, Dukan et autres, elle les essaya tous) qui la conduisirent à l’anorexie et à une longue période de convalescence en centre de santé.
Elle attendit cependant ses seize ans pour sa première chirurgie esthétique, une augmentation mammaire, comme toutes les filles de son âge. Suivit deux ans plus tard un gonflage des lèvres car sa meilleure amie, aux lèvres surdimensionnées, lui avait piqué son petit copain d’alors.
Les années suivantes, années de plénitude où elle confirma sa vocation de mannequin, furent consacrées au botox, rituel semestriel qui faisait disparaître les rides naissantes qui parfois lui apparaissaient au coin des yeux. Le stress de la célébrité, lui disait son psy, lors de ses séances hebdomadaires devenues nécessaires dès ses vingt-deux ans. Je voudrais tuer mes collègues et concurrentes, lui racontait-elle, semaine après semaine. Elles sont plus belles, plus minces, plus jeunes que moi.
Au fil des ans, elle eut de nombreux amants, toujours plus bronzés et musclés, toujours plus jeunes, car elle devait tenir son rang, question de statut pour les magazines de mode, comprenez-vous ?
A vingt-sept ans, les promoteurs commencèrent à la pousser peu à peu hors des passerelles. Ce fut alors que débuta une période piercing et tatouages : l’anneau dans le nez fut suivi de bijoux de différentes formes, plantés un peu partout sur le visage. Des petits tatouages maoris sur les chevilles, elle passa au dragon multicolore dans le dos et à la sphère du Tao sur les épaules. Elle poursuivit encore quelques années sa carrière sur des scènes parallèles consacrées aux sous-cultures d’antan, gothique ou SM. Sa célébrité lui conservait ses jeunes amants mais, désormais, elle passait tous les ans sous le bistouri du chirurgien esthétique. A trente-cinq ans, sa carrière s’acheva enfin totalement. Alice fut alors tentée par les scarifications, car elle entra dans une période ethnique et exotique, puis par les cornes sur le front qu’elle se fit rapidement retirer. Vint une nouvelle augmentation mammaire. Maintenir ses attraits et l’originalité de sa belle figure était une fuite en avant qui jamais ne s’achèverait.
A trente-sept ans, elle prit son dernier jeune amant, de quinze ans son cadet. Tu pourrais être mon fils, lui disait-elle, mi-figue, mi-raisin. Il avait des biceps en acier et des pectoraux en forme de tablette de chocolat. Une future vedette de télé-réalité mais un pois à la place du cerveau. Elle le quitta rapidement et se retrouva seule, pour la première fois depuis longtemps.
Que vais-je faire des années qui me restent à vivre, se demandait-elle. Ma jeunesse se fane doucement. Qu’en sera-t-il de moi après quarante ans ? Par inertie, parce qu’il était encore trop douloureux de se remettre en question, Alice poursuivit ses sessions de botox et se fit encore une fois, une dernière fois, augmenter les seins d’une taille. Elle fit encore des apparitions remarquées dans les discothèques à la mode, dans les soirées privées où son statut d’ancien top-modèle et ses courbes voluptueuses faisaient toujours effet. Mais déjà, elle remplaçait les jeunes beaux par de vieux beaux, tous cadres supérieurs à la chevelure argentée ou au caillou poli comme un galet.
Ah, ce fléau de la société moderne, cette incapacité à savoir vieillir, cette inextinguible aspiration à rester toujours jeune, beau, désirable, sous peine de disparition prématurée de la société !
Cette obsession du corps ! De fait, ce monde n’était peuplé que d’adultes infantilisés, d’adolescents attardés, les véritables adultes ayant presque tous disparu.
Comme son corps se dégradait, les amants d’Alice s’éloignaient toujours un peu plus. Lorsqu’elle atteignit le demi-siècle, la cosmétique et la chirurgie furent insuffisants pour stopper les ravages du temps et pour retenir les riches amateurs de fraîches beautés.
Alors Alice resta seule, abandonnée de tous, et décida enfin de lâcher prise. Elle délaissa ses crèmes et son botox, oublia le sexe comme étant une chose d’un passé à jamais révolu, et se retira dans une modeste maison qu’elle avait acquise en Provence. L’argent mis de côté lors de ses années fastes devait lui assurer une existence digne jusqu’à la fin de ses jours. Elle vécut ainsi, retirée du monde, pendant près de trente ans, tentant, si cela était encore possible, d’oublier ses années de gloire, de ne pas penser à la vieillesse toute proche, de vivre dans l’ici et dans le maintenant.
Au soir de sa vie, elle oublia enfin sa jeunesse, sa beauté fanée, elle oublia qu’elle avait eu un corps qui avait fait fantasmer les hommes, sculpté à force de souffrances et de privations. Et ce corps, désormais ridé et décharné, dégageait une étrange beauté ; de ce visage de pomme flétrie, émanait un regard à la fois doux et pénétrant. Et, dans le village où elle mourut, les vieux à la veillée parlent encore d’elle comme de l’ascète dont l’aura mystérieuse enveloppait les corps et les cœurs.