C’est un long et lent cheminement qui le conduisit à nier toute réalité au monde, au moi, au temps. Depuis le début des premiers âges, l’homme s’est sans doute interrogé sur la réalité de notre monde. Ce que je vois, ce que je ressens, ce qui m’entoure est-il réel ? Et s’il ne l’est pas, existe-t-il autre chose derrière le voile des illusions ? La tradition métaphysique occidentale est traversée par ce doute, depuis les philosophes grecs qui ont questionné la réalité du monde extérieur, depuis le monde des apparences de Parménide (car le même est en vérité penser et être) et celui des ombres de Platon. Sur une autre planète, en Inde, le concept de mâya, déjà présent dans les Védas et les Upanishad, dévoile aussi l’illusion d’un monde physique que notre conscience considère comme réel.
« Qu’est-ce que la vie ? Une illusion. Qu’est-ce que la vie ? Une ombre, une fiction. Et c’est pourquoi le plus grand bien est peu de chose, puisque la vie n’est qu’un rêve et que les rêves ne sont que des rêves », écrivit ensuite Calderón. Puis, encore au siècle suivant, Berkeley et Hume, dans une île que certains nomment Angleterre, poursuivirent la conceptualisation de l’irréalité du monde.
George Berkeley nous dit que les choses n’existent pas en dehors d’un esprit qui les perçoit. Esse est percipi aut percipere. Être, c’est être perçu ou percevoir. Cette célèbre formule, comme vous le savez, résume l’immatérialisme de l’évêque anglais. L’existence de la matière, hors de toute perception, est impossible. Nous ne percevons que des idées et ne pouvons rien concevoir en dehors d’elles. Mais, pour lui, si nous ne pouvons affirmer l’existence du monde extérieur, celui-ci n’est cependant pas illusoire : son existence, en tant que phénomène est réelle, mais il n’a pas de substance, n’existant pas en soi.
Puis Hume ira plus loin encore, niant la réalité du moi : notre moi ne peut être stable et un alors que toutes les impressions et perceptions que nous recevons du monde extérieur sont changeantes. Il niera aussi le concept de causalité : nous ne percevons rien d’autre dans une série d’événements que les événements qui la constituent. Nous pensons qu’il existe entre eux un lien de causalité parce qu’il en a toujours été ainsi, parce que nous anticipons par habitude que le second événement doit se produire à la suite du premier. Il niera encore le principe d’induction qui peut amener l’homme à déduire des lois par généralisation de ses observations : la répétition constante de deux événements conjoints augmente notre croyance en leur lien causal et nous fait croire que le futur ressemble au passé et que ces deux événements se répéteront indéfiniment. Mais c’est un instinct fondé sur l’habitude qui nous fait croire en cette illusion. Car il n’y a pas de nécessité logique pour induire un futur semblable au passé. Ce n’est pas parce que les hommes ont toujours vu le soleil se lever le matin qu’il se lèvera encore demain.
Ici et là, d’autres fulgurances vinrent éclairer la voie des hommes : « l’homme doit se créer soi-même, ainsi que le monde qui n’existe pas avant lui », écrivit Carlo Michelstaedter à 23 ans avant de se donner la mort.
Mais peut-être la littérature a-t-elle mieux réussi que la philosophie à exprimer l’irréalité du monde. Et c’est plus tard, à une époque que certains localisent au XXème siècle, dans un pays d’un autre hémisphère nommé Argentine, que deux hommes qu’il ne connut pas mais desquels il se serait senti proche, s’enfoncèrent encore davantage dans les profondeurs de l’idéalisme. Macedonio Fernandez affirma l’essence onirique de l’être qui vit dans un monde de rêves, car « tout n’est pas veille lorsqu’on a les yeux ouverts ». Il réfuta l’existence autonome de la réalité, du temps, du monde, de la douleur, du moi et de la mort, cette dernière n’étant qu’une invention destinée à « romantiser » notre vie. La vie n’étant qu’une succession de moments présents, passé et futur ne sont que des illusions et la mort aussi, par conséquent. « L’Univers ou la Réalité et moi naquîmes le 1er juin 1874… », écrivit-il, comme un hommage à Berkeley.
Borges, qui pensait sans doute que l’homme n’est qu’une apparence qu’un autre être est en train de rêver, tenta aussi d’aller au-delà de l’immatérialisme de Berkeley et de l’idéalisme de Hume et de Schopenhauer, en niant la succession temporelle, en montrant l’autonomie de chaque instant, seul le présent étant réel. Il n’existe ainsi pas de matière en dehors de la perception, ni d’esprit en dehors de chaque état mental, ni de temps en dehors du présent.
Mais il souhaita aller plus loin encore. S’il pensait en effet que la négation de la matière, du moi et du temps était une attitude philosophique raisonnable, il devait être possible d’échapper à cette irréalité qui nous entoure ou plutôt d’épouser ses contours au plus près afin de s’y mouvoir, puisque nous ne sommes ni être individualisé, ni substance, ni temps chronologique. L’immortalité était-elle alors possible ? Étonnamment, peut-être, il conserva toujours en lui un profond sentiment religieux. Il se sentait d’ailleurs plus proche de l’évêque Berkeley que du sceptique Hume, Dieu étant pour lui à l’origine des idées et des perceptions.
Il mourut comme il naquit. La réalité l’accompagna un soir d’été, l’univers se résorba en lui. Il ne nous laissa guère que quelques écrits épars, ne s’étant jamais préoccupé de nous léguer une œuvre. Il disait à qui voulait bien l’entendre que l’homme redécouvrira toujours les mêmes réponses aux mêmes questions qu’il se pose depuis la nuit des temps.
Il mourut, semble-t-il, un beau soir d’été de l’année 20… Pourquoi, semble-t-il ? Parce qu’il disparut et que l’on ne retrouva jamais son corps. Or, il était déjà vieux et malade et il n’aurait jamais pu partir ou fuguer seul. Alors, était-il devenu immortel ? S’était-il transporté dans un monde enchanté ? Car il savait que les paradoxes sont inhérents au monde et à la nature humaine. Et puisqu’il déniait au monde extérieur une existence indépendante de sa conscience, pourquoi n’aurait-il pas pu se rendre au pays de ses rêves ? Pourquoi ?
Avait-il trouvé une clé qui lui aurait permis d’échapper à l’espace et au temps ? Il avait sans doute compris que l’espace-temps ne peut avoir d’existence absolue. La réalité n’existe pas en dehors de notre conscience. Le son, la vision ne sont que des constructions de notre cerveau. Le monde n’existe que parce que je l’observe ; sans moi, il n’existe pas. En physique quantique, dans l’infiniment petit, l’Univers n’a ni passé ni histoire unique, passé et futur n’étant que des spectres de possibilités. Il avait peut-être aussi compris, comme la science le démontra, que l’homme modifie la réalité en l’observant. Chacun d’entre nous décide de l’état de la matière, ondulatoire ou corpusculaire, en fonction de son observation. Chacun décide librement de ce que sera la réalité. L’observation effectuée sur un événement présent affecte aussi son passé, les effets pouvant alors précéder les causes. On pourrait dire que nous les hommes créons l’histoire par notre observation du monde, ce n’est pas l’histoire qui nous crée. Mieux encore, la conscience humaine, par son interaction avec la matière, oriente l’univers vers l’ordre ou le chaos. Plus l’attente de l’observateur se rapproche de l’état réel de l’événement, plus le système évolue vers un état mieux organisé. Ainsi, si une conscience croit possible de créer une réalité différente de ce qu’elle est, alors le système évoluera vers le chaos. Si au contraire, elle observe l’événement tel qu’il est, alors, en harmonie avec son univers, elle peut contribuer à l’ordonner.
Est-ce ce qu’il considérait comme une quête de l’Altérité, l’abolition des différences, puisque l’homme tend alors à créer une réalité différente, se rapprochant ainsi du chaos originel ?
Je me plais à l’imaginer penché sur sa table de travail, écrivant à la lueur de la lune. La nuit est tombée depuis longtemps sur les douces collines qui entourent son village. Je me le représente fermant peu à peu ses sens au monde, totalement absorbé par l’acte d’écrire. Ainsi, toutes les nuits, construit-il son rêve comme une maison, brique après brique. Je ne connais pas son rêve mais je l’imagine ciselant chaque détail de l’homme qu’il voudrait être, chaque ride du front, chaque pli de son vêtement, chaque brin d’herbe de la prairie où il se reposera. Peu à peu, il se sent devenir Autre. Il s’est tant et si bien rêvé qu’il s’est imposé dans une autre réalité, la réalité de sa propre création. Oui, je pense qu’à l’intérieur de son petit espace-temps personnel, il a tenté de relier ces deux illusions. Je veux croire qu’il a réussi à s’extraire de son temps et de son espace. Qu’il a abouti dans cette quête si longtemps poursuivie. Qu’il a voulu jouer avec l’univers. Il a sans doute rejoint le pays des songes, ce pays qu’il aimait tant. Cela ferait sens. Mais n’a-t-il pas été rattrapé par l’entropie, par le chaos ? Sa création ne l’a-t-elle pas englouti ?