L’autocrate voulait sa guerre. Il pensait pouvoir reconquérir des territoires qui jadis avaient appartenu à la grande Panslavie, une entité mythique dont les origines obscures se perdent dans la nuit des temps. Il avait déjà conquis, de ci de là, en passant, comme si de rien n’était, quelques arpents de terre où vivaient encore de lointains descendants des premiers Panslaves.
Mais cette fois, il s’agissait de toute autre chose. C’était une déclaration de guerre à un Etat souverain, libre et indépendant. L’autocrate, confit dans son fol espoir de retrouver la grandeur passée, de revenir vers l’âge d’or d’une toute-puissante Panslavie qui jamais n’avait existé que dans son esprit, l’autocrate donc, lança ses soldats pour qu’ils aillent verser leur sang sur une terre qui n’était pas la leur, pour un combat qui n’était pas le leur.
Qui pourra jamais se mettre dans la tête de ces autocrates, tyrans, dictateurs ? Comment comprendre une telle folie ? Rêve de puissance ? Volonté d’imprimer sa marque sur l’histoire ? D’effacer les humiliations passées, celles de son pays mais aussi les siennes propres ? Celles vécues au cours de sa petite enfance ? Ou son rejet, en tant qu’adolescent boutonneux, par de jeunes filles ? Volonté de se venger de ses défaites politiques ou de la trahison de sa femme ? Il faut encore et toujours se mobiliser contre un ennemi héréditaire imaginaire, cela conforte le sentiment d’unité nationale. C’est qu’il y a toujours des comploteurs qui en veulent à cette magnifique Panslavie qui est, comme chacun le sait, le nombril du monde, le plus beau des pays. Et il est donc normal que ce pays de cocagne suscite tant de convoitises. Il faut bien se défendre contre les comploteurs et quelle meilleure défense que l’attaque ? D’ailleurs, nous sommes si puissants que personne n’osera s’en prendre à nous.
L’homme avait, comme tous les autocrates, un égo surdimensionné. Son rapport à l’Autre était totalement altéré, déformé. Il était parano et mégalo. Susceptible, méfiant à l’extrême, rigide ; incapable de prendre en compte la réalité psychique d’autrui. Incapable d’empathie, il n’allait pas hésiter une seule seconde à créer un conflit d’envergure mondiale, à entrainer des millions d’hommes et de femmes dans une guerre dévastatrice pour assouvir sa soif de puissance.
Qui pourrait l’arrêter ? Ah, l’éternelle question de la domination de tout un peuple par un seul homme, cette servitude si volontiers acceptée ! C’est qu’il dominait les médias et, à travers eux, les esprits de ses concitoyens. La propagande était féroce. Rares étaient ceux capables de suffisamment d’esprit critique pour juger cette guerre imbécile. D’ailleurs, la plupart de ses véritables opposants, politiciens ou figures de la société civile, étaient en prison.
Mais les autres, tous les autres, comment se retrouvaient-ils dans ces promesses de venger les humiliations passées, de retrouver la grandeur d’antan, cet âge d’or au cours duquel la Panslavie aurait dominé une partie du monde ? Comment tous ceux-ci acceptaient-ils que leurs enfants montent au front pour se faire tuer ? Qu’ils aillent se sacrifier pour le tyran, dans une guerre inutile et stupide ?
Et tous ceux qui, de par le monde, même non Panslaves, soutenaient le tyran ? Par quel mystère, leurs esprits avaient-ils été conquis par cette absurdité ? Naïveté, impossibilité de s’affranchir de cette propagande intensive, lavage de cerveaux… Identification avec ce grand pays puissant… Ou bien étaient-ils tous comme l’autocrate, incapables de se mettre à la place de l’Autre, brisés par leur manque d’empathie… Les circonvolutions de notre cerveau recèlent encore bien des mystères.
L’autocrate a eu enfin sa guerre. Des dizaines, des centaines, peut-être des milliers de personnes sont tombées sous les balles et les obus, mais peut-être pense-t-il qu’il sera honoré à jamais comme un héros dans les mémoires du peuple panslave. Seule l’histoire le dira. Quant à tous ceux qui l’ont soutenu, qui n’ont rien tenté pour l’arrêter, même à leur niveau, qui n’ont même pas essayé de désobéir civilement, par lâcheté ou conviction, par passiveté ou indifférence, par manque d’honnêteté intellectuelle, parce que leur esprit était incapable de s’affranchir des préjugés historiques, ethniques, religieux, que pouvons-nous leur souhaiter d’autre que la lumière pénètre enfin, en jour, dans leurs cerveaux obtus.