En ce temps-là, le badminton était devenu le sport le plus populaire au monde. Exit le tennis, car ce sport nécessitait des stades de plus en plus grands pour contenir les foules avides de suivre les exploits de leurs héros. Et les bulles immobilières qui s’étaient succédé à un rythme effréné avaient rendu les nouvelles terres constructibles hors de prix. Le badminton, plus intimiste et surtout porté par les pays asiatiques à la population très largement majoritaire dans le monde, avait peu à peu supplanté le tennis aux étoiles occidentales pâlissantes.
Or donc, le grand champion de l’époque s’appelait Djok Tchen, l’homme aux 20 grands titres du grand chelem (conquis en 15 ans dans les internationaux de Shanghai, Jakarta, Kuala Lumpur et Bangkok). Djok, surnommé Nono pas ses fans, était né au Brunei Darussalam, micro-état situé sur la rive nord de l’île de Bornéo. Ses 500 000 habitants étaient ses plus fanatiques supporters, mais on peut les comprendre, il était le seul Brunéien qui ait porté aussi haut et aussi loin les couleurs du drapeau de son pays : jaune, noir et blanc. Ami personnel du Sultan, il était reçu par tous les rois et présidents des pays dans lesquels il jouait.
Or, en ce temps-là, une terrible épidémie ravagea la terre, avec au bout de deux ans, une centaine de millions de morts. L’effort acharné des laboratoires du monde entier avait finalement porté ses fruits et un vaccin avait été produit à des milliards d’exemplaires pour tenter de sauver ce qui restait de l’humanité. Mais Nono était un farouche adversaire de ce vaccin et de tout type de vaccin. Il invoquait toutes sortes de complots, ceux des conglomérats pharmaceutiques ou des élites politiques qui tentaient de prendre le contrôle de nos esprits. D’ailleurs, ne disait-on pas que des micropuces étaient introduites sous notre peau lors des injections ? Bref, il ne se fit pas vacciner.
Les internationaux de Kuala Lumpur de cette année-là furent exclusivement réservés aux joueurs présentant un schéma vaccinal complet. Le gouvernement était prudent et on peut le comprendre, après les ravages dus à la pandémie et aux mois de confinement forcé. Mais Djok voulait jouer à tout prix, il voulait tenter de gagner encore un titre du Grand chelem, le 21ème, ce qui lui aurait permis d’écarter définitivement ses principaux rivaux dans la course futile au titre honorifique de plus grand joueur de badminton de tous les temps.
Il tenta donc d’obtenir une exemption et présenta aux autorités locales un épais dossier médical, en partie falsifié. Toujours sans vaccin. Il fut bloqué à la frontière pendant plusieurs jours, tout comme d’autres joueurs ; mais alors que la plupart avaient dû rentrer chez eux, Nono insistait et insistait. Sans doute estimait-il que, compte-tenu de son statut de superstar, les lois appliquées au commun des mortels ne le concernaient pas. Et c’est ainsi que débuta la fameuse période d’hystérie collective, désormais bien documentée par les historiens et très commentée par les sociologues et les anthropologues. Un vrai cas d’étude dirent-ils, un symptôme fort de l’avachissement de l’esprit humain.
Qui était vraiment Djok ? Un renvoyeur de volants au-dessus d’un filet, certes très talentueux, mais il n’était rien d’autre que cela, un renvoyeur de volants… Un sportif richissime, vivant dans un paradis fiscal, bien loin de sa ville natale, Bandar Seri Begawan, adulé par les foules qui, souvent très modestes, payaient parfois des fortunes pour aller le voir jouer. Richissime, certes, mais il était un simple sportif avant tout. Il n’avait pas découvert le fameux vaccin, ni sauvé la moitié de l’humanité. Alors, comment expliquer cette folie collective ?
Ce fut tout d’abord Muhamad, le papa, qui prit le monde à partie. Dans une audacieuse analogie, lui le musulman compara son fils à un christ crucifié. Puis il joua sur la fibre nationaliste en évoquant la « fierté » du peuple de Brunei Darussalam : Nono est le cœur de notre glorieuse nation, notre fierté. Et, notre fierté, ils veulent la mettre à genoux, mais ils n’y arriveront pas ! Brunéiennes, Brunéiens, et toutes les autres nations du monde, le moment est venu d’arrêter d’être opprimés ! Mon fils, poursuivit-il, est en captivité mais il n’a jamais été aussi libre. Nono deviendra un symbole et un leader du monde libre, le leader des pays et des peuples opprimés. Même un petit pays héroïque comme Brunei Darussalam peut voir naitre en son sein le plus grand athlète de tous les temps. Vous pouvez être mis en prison aujourd’hui ou demain, mais la vérité trouve toujours son chemin. Nono se bat pour l’égalité de tous les peuples de la planète, quelle que soit leur couleur de peau, le Dieu auquel ils prient et leur argent…
Oui, Brunei Darussalam est un valeureux petit pays, le centre du monde ! Et le monde complote contre nous et contre notre plus glorieux représentant !
Muhamad survécut à ce grotesque épisode car le ridicule n’a jamais tué personne.
Puis ce fut au tour du Sultan de s’en prendre au Premier ministre de Malaisie : il a traité mon fils comme un criminel alors que c’est un homme bon, en bonne santé et honnête, et un sportif qui n’a mis en danger la vie de personne et n’a commis aucune faute. Mais il y aura des conséquences diplomatiques, je ne laisserai pas cet affront impuni, poursuivit le dirigeant du micro-état s’adressant à beaucoup plus gros que lui, comme une souris à un éléphant.
Et en effet, trois jours plus tard, le Sultan annula le permis d’exploiter les terres rares de son Etat, récemment octroyé à un groupe malaisien. La conséquence immédiate fut la perte de confiance des investisseurs étrangers dans l’état de droit de ce petit pays et son isolement immédiat de la communauté internationale.
Nono fut finalement expulsé de Malaisie et ne gagna jamais son 21ème grand chelem. Mais il continua de chanter « Allah Peliharakan Sultan », Que Dieu bénisse le sultan, le fameux hymne brunéien, en honneur à son protecteur.