Il y a de cela plusieurs dizaines de milliers d’années, Homo Sapiens était encore un vrai sapiens. Chasseur-cueilleur, ou plutôt cueilleur que chasseur, nomade, se déplaçant par petits groupes autonomes au gré des saisons, il vivait dans une certaine société d’abondance, ne travaillant que trois ou quatre heures par jour, et encore pas tous les jours. Le reste du temps, il paressait, rêvait, jouait, peignait ou sculptait… Bref, il vivait. Personne ne possédait rien, si ce n’est de rares objets personnels, et certainement ni la terre, ni les femmes. Les femmes, d’ailleurs cohabitaient dans un état de presqu’égalité avec les hommes, partageant les tâches de cueillette, voire de chasse aux petits mammifères. Ces groupes n’avaient pas de chefs exerçant un pouvoir coercitif, tout juste des arbitres de conflits, parfois des protecteurs et bienfaiteurs, rarement des leaders sauf en cas de guerre. Et ceux qui tentaient d’accroitre leur pouvoir étaient remplacés, parfois bannis ou tués. Mais ne soyons pas naïfs, cette époque n’était pas non plus un âge d’or, sapiens ne vivait jamais très vieux, emporté par les maladies et les conflits incessants.
Et puis vint la révolution néolithique. Triste révolution, conséquence de l’explosion démographique, de la sédentarisation, de la domestication des animaux, de la maitrise de l’agriculture. Homo Imbecillus, l’homme aliéné à la terre et aux objets, était né. Il instaura la division du travail entre les sexes, la propriété des biens, voire des femmes, devint l’esclave de sa terre, de ses animaux, de ses désirs de richesse et de puissance, il se mit à travailler toute la journée, chaque jour de sa vie misérable, il se soumit volontairement à la servitude, à l’autorité de chefs souvent tyranniques dont l’unique désir était d’asseoir davantage leur pouvoir, sur leurs sujets puis sur les peuples conquis, en envoyant tous ces miséreux se faire tuer dans d’inutiles conflits. Ainsi naquit l’Etat moderne, celui que nous connaissons, que nous supportons, qui détiendrait le monopole de la violence légitime, avec des dirigeants qui exercent un pouvoir coercitif, qui sont censés nous représenter, nous le peuple, mais dans lesquels jamais nous ne nous reconnaissons.
Et Homo imbecillus se transforma, spirituellement et religieusement, car la multitude de divinités adorées par Homo sapiens fusionnèrent en un dieu unique vénéré par imbecillus. Alors que ces dieux multiples étaient souvent partagés et adoptés, chaque groupe humain voulut imposer son dieu personnel aux autres ethnies. On mourut, on tortura et on tua pour lui, jusqu’à éradiquer des peuples entiers ; on mit en esclavage et on déshumanisa d’autres Homo imbecillus. Et puis l’homme s’efforça de transformer le monde, de le domestiquer, de l’exploiter jusqu’à ce que la fine couche de terre sur laquelle il vivait devienne sèche et infertile.
Alors, l’Etat moderne commença doucement à se désagréger. Les inégalités étaient devenues insoutenables, la servitude jusque-là librement consentie trop lourde à supporter, et puis la faim refit son apparition dans les villes et même dans les campagnes car la terre, épuisée par tant d’exploitation, ne donnait plus de fruits. Quelles étaient les options pour Homo Imbecillus ? Un suicide collectif ? Ou un retour vers le passé, vers le temps du nomadisme et de la société d’abondance ? Sans artefacts, vivant au jour le jour, avec une espérance de vie moyenne de trente ans, sans sécurité sociale ni médecine moderne. Mais aussi sans dieu ni maître.
Il était déjà bien trop tard. Sous le gouvernement éclairé de ses dirigeants, Homo Imbecillus, qui n’avait jamais aussi bien porté son nom, qui n’était plus en capacité de réfléchir, ni de se rebeller, choisit bien-sûr le suicide collectif.