J’aime les anti-héros, les hommes de rien, les vies minuscules. Ils sont souvent beaucoup plus drôles et sympathiques que les vrais héros. Ils sont loin d’être les hommes sans qualités que certains décrivent. C’est que les anti-héros sont des gens comme vous et moi, ce ne sont pas des supermen ou des superwomen lisses, ils ont une personnalité parfois complexe, tout en nuances, ils sont libres et imprévisibles, ils peuvent sombrer dans la folie mais avoir aussi quelques coups de génie. Ils sont la femme et l’homme fondamentalement stupides, mais qui s’efforcent, et parfois réussissent, à s’élever au-dessus de leur médiocre condition d’homo imbecillus.
J’aime ceux qui refusent la vaine agitation de notre monde, la poursuite effrénée des désirs et des passions. J’aime Oblomov, le paresseux, amoureux de son divan où il achèvera sa vie. J’aime Bartleby, celui qui préfère ne pas agir, qui refuse de travailler, de s’alimenter, de vivre. J’aime le narrateur des carnets du sous-sol de Dostoïevski, qui en veut au monde entier et choisit lui aussi de ne rien faire. Mais j’aime aussi Zeno Cosini, l’indécis, incapable de s’arrêter de fumer ou de prendre de vraies résolutions, adepte d’une perpétuelle introspection. Et encore Estragon et Vladimir de Beckett, et puis les Smith et les Martin de Ionesco. Et Salavin, le pauvre homme, le frère malheureux de son créateur, Georges Duhamel.
J’aime aussi ces écrivains qui ont du génie mais qui n’ont pas le talent qui leur aurait permis de construire une œuvre et d’en récolter tous les lauriers. J’aime Italo Svevo, le père de Zeno, d’Alfonso Nitti et d’Emilo Brentani qui, devant l’échec de ses premiers ouvrages, renonce à la littérature pendant plus de vingt ans, jusqu’au succès de « La conscience de Zeno » vers la fin de sa vie.
J’aime Kafka, l’assureur qui écrivit des manuels d’information sur les risques encourus par les ouvriers dans les usines ; ah, et qui écrivit accessoirement quelques chefs d’œuvre comme « Le Procès » ou « Le Château ».
Et j’aime aussi Pessoa, voyageur immobile, traducteur et rédacteur de courriers pour de nombreuses maisons de commerce ; et qui, à ses moments perdus, écrivit une œuvre immense et complexe. Enfin, pas vraiment lui, mais ses quelque quatre-vingt hétéronymes, dont l’immense Bernardo Soares, l’insignifiant gratte-papier auteur du « Livre de l’intranquillité ». Et Fernando Pessoa, et Alberto Caeiro, et Ricardo Reis, et Alvaro de Campos, et Bernardo Soares moururent tous ensemble, un 30 novembre 1935, pauvres et méconnus.
Et j’aime Macedonio Fernandez, qui abandonna sa carrière d’avocat pour entamer une vie d’errance consacrée à la spéculation intellectuelle, à l’écriture, à la guitare et aux amis. Au fil des ans, il vécut chez des proches ou dans de modestes chambres d’auberge. Au fil des chambres, il abandonnait ses notes et ses feuillets. A quoi bon, disait-il, puisque l’esprit humain découvre, oublie puis redécouvre nécessairement les mêmes réponses aux mêmes interrogations. J’aime le Macedonio Fernandez, adepte de Berkeley l’immatérialiste pour qui « esse est percipi aut percipere » (« être c’est être perçu ou percevoir »). D’ailleurs, l’Univers ou la Réalité et lui naquirent le 1er juin 1874… ». J’aime ce Macedonio Fernandez, solitaire, qui aurait voulu n’être personne.
J’aime aussi Albert Cossery, l’autre voyageur immobile du siècle passé, qui vécut dans la même chambre de l’hôtel La Louisiane de 1945 jusqu’à sa mort en 2008, l’Albert Cossery qui célébrait les fous, les poètes et les mendiants de son Caire natal, qui ne cherchait ni la gloire, ni le succès, et qui ne pouvait écrire plus d’une phase par jour, passant ses journées à fumer dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés.
Nous sommes bien loin des chercheurs d’honneurs et de prix, de ceux qui tentent de se construire une carrière, d’entrer dans les académies, de ciseler leur gloire posthume. Et nous sommes bien loin, de nos jours, de tous ces intellectuels, écrivaillons et médiacrates, omniprésents dans tous les médias et sur tous les écrans de télévision. De ces concepteurs vaniteux d’œuvres insignifiantes, mais à l’ambition débordante.