L’immortalité ou le rêve de Gilgamesh

L’immortalité ou le rêve de Gilgamesh

Il existe deux sortes d’êtres humains : ceux qui acceptent la mort et ceux qui la refusent. Sans doute faites-vous partie de cette seconde catégorie. Toutes les femmes et tous les hommes ne sont certes pas des philosophes ; tous ne peuvent afficher ce détachement vis-à-vis de ce qui ne dépend pas de nous que l’on appelle stoïcisme.

Il faut croire que les stoïciens disparurent presque totalement tout au long de cet interminable XXIème siècle. Je ne vois en tout cas autour de moi que des gens avides de prolonger leur vie, quel qu’en soit le prix, qu’elle qu’en soit la manière. La quête de mes contemporains est devenue depuis déjà longtemps celle de Gilgamesh. Mais alors que Gilgamesh avait échoué, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour enfin réaliser son rêve. Le roi sumérien chercha des années durant l’immortalité, en vain. Et, pendant des siècles, les hommes comprirent la leçon : on ne peut s’opposer au destin, on ne peut éviter la fin que les dieux ont prévue pour nous. Plutôt que de prolonger la vie, les hommes tentèrent alors de donner un sens à la mort. Mais tout cela est bien fini car les dieux ont disparu et la mort n’est donc plus une fatalité.

De nombreux charlatans prolifèrent depuis plusieurs années, proposant toutes sortes de potions, de pratiques ascétiques, de traitements psychologiques afin de gruger les gogos. Quelques hommes d’affaires plus avisés firent appel aux meilleurs talents scientifiques de notre époque. C’est que les hommes de science ont accompli de faramineux progrès. On parlait jadis de la singularité technologique, avec cette croissance accélérée de la technique largement basée sur l’intelligence artificielle, une croissance que l’homme ne pourrait ni comprendre ni prévoir. Et ces chercheurs pensèrent pouvoir faire prendre forme à ce vieux rêve de Gilgamesh qui était d’échapper à notre condition d’être mortel. La quête de l’immortalité, une immortalité perdue jadis par l’homme, parce qu’il était trop orgueilleux, trop paresseux ou trop insouciant, c’est en tout cas ce que racontent les mythes. Mais de nos jours, on ne meurt plus parce que telle est la volonté des dieux mais parce que telle ou telle partie du corps s’use, se flétrit. Rien de bien terrible en soi, rien que la technologie ne puisse réparer.

On tenta ainsi de prolonger la vie bien au-delà des limites jugées naturelles mais il ne s’agissait pas encore d’une véritable immortalité. On essaya de préserver des cellules-souche afin de pouvoir réparer le corps puis on entreprit de le cloner afin d’avoir toujours un organisme de secours sous la main. Mais cela ne donna pas complète satisfaction. Alors la recherche s’orienta vers l’immortalité psychique. On voulut transférer l’intégralité de la conscience humaine sur des serveurs informatiques ; depuis l’époque héroïque des SEM (Scanning Electron Microscope), on avait fait bien des progrès… On pensait ainsi pouvoir enregistrer l’ensemble des connaissances, des expériences, des émotions des Homo sapiens peuplant la terre afin de les conserver pour les générations futures et afin de pouvoir, le cas échéant, les télécharger dans de nouveaux cerveaux. Une immortalité digitale, si l’on veut… Puis on travailla sur le concept d’immortalité virtuelle. Mais on ne réussit qu’à recréer quelques fragments du passé, et on ne put conserver qu’une partie de la mémoire des disparus.

Cependant les corps devenaient de moins en moins biologiques, de plus en plus artificiels. Des implants de toute sorte y étaient introduits. Miracle des nanosciences ! Alors on crut pouvoir façonner des corps presque entièrement non-biologiques, bioniques, et de fait quasiment éternels puisqu’il suffirait de remplacer les implants usés ; on créa donc ces nouveaux corps se mouvant dans des environnements virtuels quasiment infinis puisque créés par la machine.

Autant d’efforts pour en arriver là, à ce pauvre ersatz d’immortalité ! Pourtant les clients ne manquaient pas, malgré le coût prohibitif de ces technologies. Évidemment, seuls les plus riches, l’élite économique et politique de nos sociétés, y avaient accès. Le bas peuple continuait de souffrir, de vieillir et de mourir comme jadis leurs ancêtres. Certains pensaient alors qu’à terme, l’Homo sapiens était destiné à disparaître, comme disparurent avant lui les différents hominidés jusqu’à l’Homo neanderthalensis ; et qu’un nouvel Homo allait naître, un Homo artificialis qui aurait une conscience et un corps en grande partie artificiels.

Mais nous n’en sommes pas encore là. Malgré les programmes de recherche qui ont englouti des fonds gigantesques, les résultats demeurent insuffisants. Pourtant, le besoin d’immortalité est plus vif que jamais. On vit surgir des mouvements d’indignés qui exigent l’égalité dans l’accès aux technologies de l’immortalisation. Même si ces technologies sont loin d’être parfaites. Chacun pense avoir droit à son petit bout d’immortalité, il est impensable de laisser les riches en profiter seuls. Des émeutes éclatèrent dans toutes les grandes métropoles, débouchant sur divers mouvements subversifs, voire terroristes : contre l’immortalité, pour l’immortalité universelle, pour un retour à l’homme « naturel », pour un approfondissement de l’homme artificiel (forcément meilleur), bref il y en eut pour tous les goûts. Ne soyez donc pas étonnés si, en quelques années, nos prisons se remplirent de tous ces émeutiers.

Nous voici donc à l’aube d’un nouveau siècle, notre cher XXIIème. Le rêve des illuminés des siècles passés, et il y en eut beaucoup, semble toujours hors d’atteinte : ces mystiques, ascètes, poètes, scientifiques et chercheurs de tout poil, tous ceux qui tentèrent de rompre cette malédiction des dieux qui, un jour, ôtèrent aux hommes trop orgueilleux leur immortalité. L’homme s’est cru leur égal, il pensait pouvoir dominer la nature, la modifier à sa guise, refaire toute l’œuvre divine jusqu’à se recréer lui-même… Insupportable vanité !

Mais déjà, les pseudo-immortels, les femmes et les hommes bioniques se dégradent, eux-aussi. Et puis, croyant avoir toute une vie devant eux, voulant donner du temps au temps, ils laissent le temps filer. Ils ne savent plus guère apprécier un coucher de soleil, ils ne prennent plus le temps de regarder des papillons (si, il en reste encore quelques-uns) voleter, l’amour, comme tout le reste les ennuie. Et il ne peut pas en être autrement, puisqu’ils croient avoir une infinité de jours et de nuits à leur disposition. Alors, les pseudo-immortels s’étiolent, perdent leur joie de vivre, on parle même de tentatives de suicide. Mais ils ont tous une assurance obligatoire et l’État-providence (mérite-t-il ce nom ?) se doit de leur garantir le remplacement immédiat des pièces endommagées. Pourtant, si on veut, on peut. Il y a un mois, l’un de ces hommes bioniques s’est jeté du 78ème étage de la Tour dorée, à Londres. Toute réparation du corps était inutile. Sa conscience est pourtant sauvegardée et la prochaine étape sera de télécharger ses souvenirs dans un nouveau cerveau. Artificiel, bien-sûr. L’homme, nommons-le John, pourra retrouver ses connaissances, sa capacité de ressentir, de raisonner, mais il sera enfermé à jamais dans un cerveau-machine. On envisage pourtant d’utiliser un jour un vrai cerveau humain, un cerveau en état de fonctionner qui pourrait recevoir une nouvelle conscience téléchargée. Un cerveau qui serait exproprié, un cerveau bien-sûr issu des basses classes de la société, de ces femmes et de ces hommes qui jamais ne pourront se payer un ersatz d’immortalité. On prendrait des prisonniers, des SDF, des marginaux, des rebuts de la société auxquels on effacerait une conscience dégradée et qui pourraient en recevoir une nouvelle, toute belle et toute propre. On dit que le Conseil qui nous gouverne y est plutôt favorable. Cela se comprend, car leurs membres, pseudo-immortels eux aussi, semblent s’ennuyer fermement. Des indiscrétions arrivent parfois à nos oreilles : tout porte à croire qu’ils souhaiteraient pour eux-mêmes des corps et des cerveaux encore jeunes et non transformés, non bioniques; or nos prisons regorgent de ces corps jeunes et dynamiques qui pourraient ainsi connaître une nouvelle vie.

Moi non plus, je ne veux pas mourir, je préfère l’ennui à l’annihilation, la routine des jours sans fin au néant. Et j’ai un plan. Je ne peux pas vous le révéler car je ne veux pas prendre le risque de me le faire voler. Mais sachez que si tout va bien, je serai moi aussi l’un de ces pseudo-immortels que j’ai tant critiqués ; dans quelques jours ma conscience remplacera celle de l’un des vieillards éternels qui nous gouvernent.

Et j’aurai alors à ma disposition un immense réservoir de corps et de cerveaux pour ne plus jamais craindre le tourbillon de l’oubli.

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