La cité idéale

La cité idéale

La ville est construite sur la colline. Des gratte-ciels circulaires dominent la vallée, constructions rondes comme les tulou, ces antiques maisons de terre chinoises. Aux yeux de mes ancêtres, ils sembleraient bien étranges. Mais nous nous y sommes habitués depuis longtemps. Au centre de la cour intérieure, s’élève un cylindre recouvert de végétation. Arbustes, lichens, fougères et fleurs multicolores y poussent en abondance afin de dissimuler les V3. Les V3, comme vous le savez sans doute, sont des micro-caméras, des V de 3ème génération, qui enregistrent les faits et gestes, ainsi qu’une bonne partie des émotions et des pensées de ses habitants. Mais lesdits habitants ne peuvent pas savoir quand ils sont épiés, ils croient être surveillés de manière aléatoire, ce qui crée en eux du stress et de l’angoisse. Déjà, nos promoteurs planifient bien d’autres villes nouvelles construites avec le même moule. C’est qu’il faut bien loger les millions de nouveaux habitants qui naissent chaque année sur la terre. Lorsqu’ils grandissent, il faut les contrôler. Impossible de laisser des masses humaines libres de penser et d’agir à leur guise, cela ne serait pas raisonnable, personne n’a envie que le chaos chamboule notre vie quotidienne. Toutes les constructions de la ville sont d’ailleurs bâties sur le même modèle : écoles, hôpitaux, prisons… Les meilleurs historiens de notre époque rappellent le panoptique issu de l’audacieuse et fertile imagination de Jeremy Bentham qui voulait créer, il y a plusieurs siècles, des prisons où tous les prisonniers pouvaient être surveillés par un seul gardien. La prison déjà, archétype d’un monde où règne l’ordre, la discipline, le contrôle sur la société. Jeremy Bentham, désormais adulé comme un précurseur de la société idéale qui est la nôtre.

De son minuscule appartement qui n’est rien de plus qu’une studette, Andrew a vue sur le fleuve. Il contemple un long moment le lever du soleil, les premiers rayons qui font miroiter les eaux boueuses du port et étinceler le métal des grues gigantesques. Comme tous les jours, avant de sortir, il ne manque pas d’adresser un sourire coquin à Suzie, la contrôleuse de la V3 fixée au-dessus de sa porte et qui enregistre le moindre de ses gestes. Dans l’ascenseur, il fait un petit coucou à Noémie, sa préférée. Il sait qu’à cette heure-là, c’est la jolie brunette qui contrôle les allées et venues des immeubles du bloc I. Andrew est lui aussi employé au centre de contrôle, le néo-Pentagone. C’est le surnom que nous, les habitants de la ville, lui donnons, non pas tant à cause de sa forme à cinq côtés que par le fait qu’aucune guerre n’est désormais plus possible. La nouvelle génération, disons les moins de trente ans comme Andrew, ont connu une exceptionnelle période de paix et de prospérité, sans conflit, sans actes de terrorisme ou de guérilla urbaine, grâce à la vigilance du Pentagone. C’est que tout acte de sédition est étouffé dans l’œuf. Et comment en serait-il autrement si notre vie est surveillée en permanence ? Et c’est tant mieux. Aucun aspect de notre existence n’échappe plus à la vigilance de notre gouvernement, qui a conçu notre ville comme une gigantesque prison dorée où tout est constamment enregistré ; et rien n’échappe non plus à la vigilance des méga-trusts qui savent tout des habitudes de leurs clients-consommateurs, depuis leur marque de lessive préférée jusqu’à leurs préférences sexuelles.

La naissance d’Andrew fut d’ailleurs planifiée, à l’heure près, par les biocrates qui gouvernent la ville. Son grand frère, estimé non viable, fut tué dans l’œuf. Aussi sa mère reporta-t-elle toute son attention et son amour sur sa seconde grossesse, suivant à la lettre les recommandations du Haut Conseil des naissances qui a pour mission l’édification de nouvelles générations plus fortes, plus intelligentes et donc capables de bâtir un monde meilleur.

Dès son plus jeune âge, Andrew fut pressenti pour devenir un contrôleur, unité d’élite, crème de la crème, dont les membres sont soigneusement sélectionnés après de nombreux tests et épreuves. C’est que la solidité de l’édifice repose largement sur eux. Eux seuls sont formés pour surprendre les séditieux, les non-conformistes, et il suffit pour cela de quelques d’indices, parfois ténus, pour que les contrôleurs les remarquent et les dénoncent.

Le gouvernement de la ville et les méga-trusts se sont depuis longtemps entendus pour s’épauler mutuellement. Ils poursuivent des objectifs communs. Le gouvernement utilise les données fournies par les trois principaux mastodontes qui contrôlent la vie économique et, en retour, il leur octroie avantages réglementaires et fiscaux afin qu’ils poursuivent leur croissance et étoffent leurs bases de données.

Cela fait bien longtemps que notre vie économique est totalement sous l’emprise de ces méga-trusts, nés sur les ruines de l’ancienne économie. Si longtemps que nous pensons qu’ils existent depuis des âges très anciens. Les plus grandes entreprises d’antan, industrielles ou extractives, n’existent plus ; elles ont été englouties depuis belle lurette ou ne survivent plus que comme les fantômes d’un passé désormais révolu. Prenez les groupes pétroliers, automobiles, sidérurgiques ou encore les multinationales du tabac, tous disparus car ils ne surent pas s’adapter à ce monde mouvant du XXIème siècle qui remisa leurs produits dans les sous-sols des musées de l’industrie.

Ces méga-trusts se sont constitués grâce à leur maîtrise des technologies de l’information et de la communication, des TIC, comme on les appelait jadis, des info-coms comme on le dit aujourd’hui ; ces méga-trusts, donc, ont non seulement très largement participé à ce processus de surveillance des hommes, mais ils ont aussi profondément modifié leur comportement, notre comportement à tous. Certains critiques du siècle passé (le XXIème) ont tenté de nous faire croire qu’ils ont, en à peine plus de cent ans, abêti l’homme et qu’ils l’ont enfoncé dans un processus de servitude volontaire. Mais l’homme a toujours privilégié son confort matériel à sa liberté, il a toujours accepté et même recherché la servitude et c’est très bien ainsi.

Nos ancêtres ont longtemps vécu dans des sociétés disciplinaires, qui s’organisaient en mondes clos, fermés sur eux-mêmes, familles, écoles, casernes, usines, prisons, hôpitaux…, exclusivement orientées vers la croissance de la production par l’intermédiaire d’humains instrumentalisés. Puis ces sociétés entrèrent en décadence il y a plusieurs décennies, évoluant doucement vers des sociétés de contrôle. Cela fait bien longtemps que la démocratie s’est imposée de par le vaste monde, car elle est devenue la meilleure arme de contrôle social, beaucoup plus efficace que tous les totalitarismes du passé. Ceux-ci ont toujours nourri en leur sein des oppositions, des antagonismes qui, après de sourdes luttes, ont réussi à ébranler l’édifice, ce monstre aux pieds d’argile, créant un nouveau totalitarisme en une suite sans fin. Mais tout cela est bien fini. La démocratie, dans sa version libérale, soutenue par et soutenant les géants du monde économique, est enfin devenue la dernière et ultime forme de gouvernement, proposant à toutes et à tous un bonheur sans nuage. Et c’est tant mieux. La société tout entière, satisfaite d’elle-même, s’autocensure, s’autocontrôle volontairement, afin de rejeter tout écart par rapport à la norme. Andrew et tous les autres, dont moi, sont devenus des jouets, des marionnettes entre les mains de nos maîtres. Les humains en tant qu’instruments au service de la production ont même disparu, ils ne sont plus que chiffres, catégories, éléments de marchés, manipulés grâce à tous les outils que sont les sondages, les télé-réalités ou les opérations de marketing. Et tous, nous nous vautrons avec volupté dans cette société de surconsommation puisqu’elle nous garantit confort et sécurité, même au prix de notre liberté perdue.

Dans l’immense Pentagone, Andrew est assis devant ses écrans et, tel un gardien panoptique omniscient, observe les faits et gestes de ses semblables. Parfois lui viennent aussi des ondes cérébrales qu’il doit interpréter. Mais le système est encore imparfait, bien qu’en constante amélioration. Le jour viendra où les contrôleurs pourront enfin lire comme sur un écran les pensées et les émotions des hommes. Andrew observe peu, d’ailleurs, et cela n’a guère d’importance car personne ne peut savoir s’il est ou n’est pas surveillé, chacun devant être en permanence sur ses gardes. Andrew observe peu mais il doit faire semblant car, travaillant en espace ouvert avec des dizaines d’autres contrôleurs, il est aussi contrôlé par ses collègues. Le gardien panoptique dans sa prison panoptique, observé par d’autres gardiens panoptiques. Ainsi fonctionne notre société…

Très souvent ses pensées s’envolent et se portent trois étages plus bas, là où travaille Noémie, attelée à la même tâche. Peut-être pourra-t-il essayer de lui parler, à l’heure du repas ? C’est qu’elle est mignonne, Noémie, elle aussi fait partie de l’élite, enfin pas tout-à-fait, elle est d’une catégorie inférieure, bien inférieure, même si elle dispose certainement d’un bon potentiel d’évolution. Bien que rien ne soit codifié, notre société encourage les appariements sélectifs, très sélectifs, contrôleurs avec contrôleuses de même rang, bâtisseurs avec bâtisseuses de même grade…, gage de standardisation de nos comportements. Ainsi les conjoints partagent les mêmes goûts, les mêmes intérêts et leur union peut permettre la conception de contrôleurs (ou de bâtisseurs) encore plus efficaces, au service de la communauté.

Les standards communément acceptés ont enfin banni tout comportement hors norme. Personne n’ose plus s’en écarter, émettre des opinions divergentes, rêver d’un autre type de société, choisir l’âme-sœur en dehors de sa caste ou de son groupe. Non, cela ferait désordre. Et le désordre, le chaos, est ce contre quoi l’homme doit se battre tous les jours. L’homme, comme l’avait annoncé un vieux philosophe, est enfin devenu un animal prévisible. Nul besoin de gouvernement totalitaire, notre conformisme de mouton grégaire dans une démocratie indépassable est le gage de notre survie à l’aube de ce XXIIème siècle.

Andrew est devant ses écrans et il rêve. Parfois son regard revient se poser sur les images qui s’agitent devant lui. La télé-réalité comme symbole du monde. Ou tout au moins comme symbole de notre société. Elle est désormais permanente, la téléré, tout fait ne devient réel que s’il passe préalablement par le filtre de l’écran de télévision, de télécom, de contrôle… Pour Andrew, les personnages qui s’agitent comme des pantins sur la surface lisse des cristaux auto-thermo-fugés ont davantage de consistance que ses collègues qu’il connait à peine. Et Noémie, qu’il a croisée à quelques reprises au réfectoire, n’est vraiment réelle que lorsqu’il peut l’observer à loisir, par écran interposé, dans son petit appartement du bloc G.

Ainsi Andrew convoite Noémie. Or, les hommes le savent depuis longtemps mais ils ont tenté de l’oublier, aucun contrôle ou autocontrôle social n’est jamais parfaitement efficace. Toujours, partout, apparaissent çà et là des déviants. C’est dommage mais il faut bien l’accepter car le monde est ainsi fait.

Ses collègues se rendent compte des rêveries d’Andrew, de son manque de concentration, il y a des moqueries de plus en plus appuyées car ils savent que l’objet de son tourment travaille trois étages plus bas, mais lui n’en a cure. Comment ose-t-il, se demandent-ils, comment peut-il même envisager de s’apparier avec une femme d’une classe inférieure ?

Il est alors convoqué par le superviseur-chef des contrôleurs qui le tance comme un père gronderait son fils désobéissant. Il lui explique qu’il met en péril non seulement sa carrière, son avenir, mais aussi l’harmonie de notre société. Rien de moins. Car cette harmonie est fragile et c’est le devoir de tous les hommes de la préserver. Au cours de l’histoire, elle fut mainte fois mise à mal par des régimes iniques, par des fous sanglants qui ont atteint les plus hautes cimes du pouvoir grâce à leur cynisme et à leur absence totale d’empathie avec leurs sujets ou administrés. Mais, Andrew, notre civilisation a depuis longtemps dépassé ce stade barbare. Désormais, nous savons nous gouverner nous-mêmes, c’est ce que l’on appelle la démocratie, nous savons nous comporter comme des adultes, nous savons refréner nos instincts, nous savons nous contrôler. Alors, Andrew, ne nous fait pas honte. Maintenant, va, mon fils.

Mais Andrew ne veut pas céder, Andrew est fier, il sait qu’il n’est pas comme les autres, il veut pouvoir choisir librement son âme-sœur, libéré de toute contrainte sociétale. Il est et se reconnaît enfin comme déviant. En s’assumant ainsi, Andrew provoque chez ses collègues une réaction exacerbée, le renforçant dans son choix. Et c’est ainsi que se développe l’affirmation de soi par le citoyen Andrew et son rejet toujours plus grand de la part de la société en une spirale ascendante.

Aucun retour n’est plus possible pour lui. Il s’est trop éloigné de la norme. Mais pour Andrew, comme pour ses rares semblables, il n’existe pas d’alternative que la solitude ou le suicide. Quelle Noémie pourrait bien vouloir d’un déviant sans avenir ? Qui voudrait sacrifier son bonheur confortable, ses petites joies contrôlées, sous surveillance, pour un futur incertain ? L’amour, celui que des générations de poètes ont vanté, le coup de foudre, cet amour fou, absolu, est un leurre, on le sait désormais, qui ne conduit qu’au chaos ou à la folie. Toutes les Noémie privilégient désormais les appariements sélectifs.

Comme vous pouvez vous en douter, Andrew a dû quitter la ville, la vie pour lui étant devenue impossible. On ne l’a jamais revu. S’il n’est pas mort de faim ou de soif dans ces vastes étendues désertiques qui bordent la ville, sans doute s’est-il suicidé et c’est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Car on ne défie pas impunément les lois de notre société, très majoritairement approuvées par la population dans un magnifique exemple d’élan démocratique.

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