Cédric est un passionné, un serial entrepreneur, le créateur d’une multitude de start-up qu’il crée puis vend au gré des modes et de l’évolution de la société. Il fourmille d’idées qui se bousculent dans sa tête, qui vont, viennent, s’entrechoquent en un incessant ballet. Cédric sait où repérer les failles de notre société, les dernières failles de ce monde artificiellement complexifié. Cédric a compris ce que notre société est devenue : une machine à mouvement perpétuel qui fait surgir de nouveaux besoins en une suite sans fin. Et Cédric sait comment en tirer profit, c’est ainsi qu’il s’est construit un empire.
Bien avant les autres, il comprit que la civilisation du XXIème siècle serait celle de l’homme obèse. Car l’homme, enfermé toute la journée dans son bureau, les yeux rivés sur son écran, ne bouge plus. Cédric créa donc pour lui tous les sites spécialisés dont il pouvait avoir besoin, pour se nourrir, se vêtir, se soigner, accepter le regard des autres, rencontrer ses semblables, s’accoupler avec eux. Il existait donc des sites, des livres, des films, faits par et pour les obèses, toute une culture, tout d’abord marginale puis peu à peu dominante qui enrichit Cédric, l’homme qui avait « inventé » l’obèse. Mais ce n’était pas tout. Les animaux domestiques de l’homme devenaient obèses à leur tour, puisque personne ne pouvait plus les faire courir. Alors Cédric créa des artefacts et des services dédiés aux chiens obèses, puis aux chats obèses, puis…
Et puis la vue de l’homme baissait, ses muscles s’atrophiaient, sa libido déclinait. Il fallut donc créer des outils qui puissent accompagner ce lent déclin, lui rendre le long chemin qui s’ouvrait devant lui moins pénible.
Mais l’homme était aussi constamment stressé, angoissé. C’est qu’il travaillait tant afin de satisfaire ses besoins, aussi pressants qu’indispensables ! Alors émergea tout une gamme de sites destinés à le déstresser : musique d’ambiance, médecines douces, psys, méditations, ouvrages et films « feel-good », rien n’y manquait.
L’homme n’avait bien-sûr plus de temps pour lui-même et encore moins pour les autres. Il existait déjà de nombreux sites de rencontres, de jeux ou de réseaux sociaux en ligne. Mais Cédric alla plus loin, avec une vaste panoplie de services qui pouvaient répondre à toutes les demandes, en fonction de l’origine, du sexe, de l’orientation sexuelle, des frustrations et phantasmes sexuels, de l’âge, de l’ethnie, de la religion, de la sphère sociale, des revenus, de la beauté ou de la laideur…, articulés en une multitude de combinaisons. Et il y avait aussi des sites de rencontres pour les chiens et les chats obèses de leurs maîtres obèses.
Toutes les opportunités étaient ainsi exploitées. Il y en avait de plus en plus car, au fur et à mesure que le monde se complexifiait, surgissaient de nouveaux besoins à combler. Et lorsque que cela n’était pas suffisant, on créait ces nouveaux besoins de toutes pièces. Ce n’était pas bien difficile, tout était possible sur la toile, devenue un immense terrain de jeux et d’expérimentations pour entrepreneurs audacieux. D’ailleurs, rares étaient les femmes et les hommes qui trouvaient leur travail satisfaisant. Aussi devaient-ils chercher à l’extérieur, c’est-à-dire virtuellement, quelque satisfaction qui emplisse leur vie.
C’est ainsi, alors que le monde devenait de plus en plus cosmopolite et métissé, qu’un lent processus inverse prenait forme avec la constitution de multiples ghettos virtuels.
Nous sommes désormais en 2080 et l’homme est donc irrémédiablement gros, angoissé et seul. Il vit dans de gigantesques mégalopoles où il ne peut plus guère se déplacer. Car on sait depuis longtemps que le transport rapide nuit aux déplacements. Il ne peut plus vraiment se soigner, car trop de médecine nuit à la santé. Il ne s’accouple plus que le temps de brèves rencontres planifiées sur la toile. Il est davantage connecté à ses objets qu’à ses semblables. Il est connecté mais ne communique guère. Car le réseau de communications est si dense que l’homme ne peut plus établir de véritables liens avec les autres hommes, ni leur parler ni les entendre. Trop de communication a aussi tué la communication. Il ne travaille plus dans cette économie de fin de siècle que pour satisfaire ses besoins ridicules et illusoires. Et, pour les satisfaire, il s’enivre de travail dans une poursuite effrénée vers l’accumulation de biens.
Avec sa première société, un réseau social universel, Cédric n’avait qu’un seul objectif, faire communiquer Papous et Inuits dans un gigantesque réseau convivial qui gommerait les distances et les différences. Un demi-siècle plus tard, il doit bien se rendre à l’évidence : son royaume a largement pris sa part dans cette entreprise de cloisonnement du monde.
Et Cédric lui-même ? Lui aussi est devenu obèse, angoissé et seul, malgré son immense pouvoir et sa richesse. Cédric, né avec ce siècle, ne verra pas le siècle suivant. Il n’a pas eu d’enfants mais qui donc a encore l’envie d’en avoir dans nos villes inhumaines, surpeuplées et sur-polluées ? Comme les autres, il s’est contenté de brefs et épisodiques accouplements. D’ailleurs, la population est depuis longtemps en décroissance. Viendra peut-être le jour où cette évolution ne pourra être contenue, malgré toutes les formes de procréation artificielle que nos dirigeants tentent de promouvoir.
Cédric est diabétique et se meurt. Et c’est à moi, son bras droit, qu’il a remis les clés de l’empire. Que vais-je faire de cette multitude d’entreprises dont personne chez nous n’est capable de tracer une cartographie précise ? Moi non plus, je ne suis plus tout jeune. Que vais-je faire du temps qu’il me reste à vivre ? Serais-je capable de saborder le magnifique navire construit tout au long du siècle, ou vais-je me contenter de poursuivre l’œuvre accomplie et de la léguer à mon tour à mon futur bras droit ?
Des jours durant, je réfléchis à cette alternative. Avais-je envie de créer des sites de rencontre pour chats obèses et esseulés ? La vie n’avait-elle rien de mieux à m’offrir ? Nous ne pouvons certes pas connaitre la réalité en soi, mais uniquement celle qui nous apparait sous la forme de phénomènes, filtrés par notre conscience. Or la toile que nous avons étendue sur la terre entière n’est-elle pas un voile qui nous masque encore davantage cette réalité ? Jusqu’où allons-nous aller dans cette perte de contact avec notre monde ?
Alors, je pris la plus grande décision de ma vie : saborder le navire et me sacrifier moi-même pour le salut du monde. Mais il est désormais trop tard. L’empire de Cédric, sa toile, est lui-même aussi complexe que le monde qu’il recouvre. Techniquement, juridiquement, socialement, on ne peut déconstruire un voile que l’araignée a mis des décennies à tisser. Je ne peux que l’égratigner par endroits. Et je poursuivrai cette tâche jusqu’à mon dernier souffle en souhaitant que mon successeur continue mon œuvre. Car c’est du salut de l’humanité dont il s’agit, d’une humanité malade, décadente, qui n’a plus d’avenir et dont je ne peux entrevoir la survie d’ici à la fin du XXIIème siècle. Du salut de femmes et d’hommes qui lentement se suicident en s’éloignant du monde, en s’éloignant de leurs semblables, en se déshumanisant, en se virtualisant, oubliant ce qu’il y a de plus profondément humain en eux.