Aude et Émilie furent des résistantes, s’opposant à la tyrannie de la masse, de ses lois, de sa conception de l’existence. Aude et Émilie firent de la prison, dans les années 2060, accusées d’un crime terrifiant : la flânerie.
Déjà, dans les années 2040, il était mal vu de flâner sans pourtant se mettre hors-la-loi. Emportés par leur obsession du rendement, du remplissage de leur vie (il fallait être toujours occupé ; même les loisirs, même les divertissements n’étaient qu’une longue suite d’activités ; il fallait meubler le temps, comme on le fait d’un appartement), les femmes et les hommes de ce temps avaient perdu le goût de vivre simplement, de rêvasser aux terrasses des cafés, de flâner dans les rues de la ville. Ceux qui prenaient le temps de s’arrêter et de boire un café se devaient d’optimiser au mieux ce laps de temps. Vous les auriez vus, le nez sur leurs écrans, oublieux du monde environnant. Rares étaient ceux, comme les jeunes Aude et Émilie, qui refusaient que ces écrans engloutissent leur vie. Elles savaient encore oublier les contraintes d’utilité et de profit, marcher pour le simple plaisir de marcher, ouvertes au monde.
Il était si mal vu de flâner qu’il fut bientôt impossible de marcher le nez au vent, sans but précis. On se faisait alors immanquablement arrêté par la police. Que faites-vous ? Pourquoi n’êtes-vous pas à l’école ? Au travail ? On accepta un temps les nomades comme une relique de notre antique passé, tant qu’ils ne mettaient pas trop en danger notre mode de vie, notre confort, tant que l’homme moderne, sédentaire, n’aie pas trop à s’interroger sur sa place dans le monde et sur celle de son alter-ego, le nomade. Bientôt, on ne les accepta plus qu’intégrés, récupérés par la société : les gens du voyage étaient les gens du spectacle, les forains, fournisseurs d’un service, soumis aux lois économiques. Puis, peu à peu, on en vint à bannir de l’espace urbain, puis de l’espace tout court tous ces gens du voyage, roms et autres peuples errants. Vieille querelle qui remontait à l’aube des temps entre les nomades, chasseurs-cueilleurs, et les sédentaires, pasteurs et agriculteurs. Comme vous le savez, les sédentaires sortirent vainqueurs de la lutte et imposèrent aux autres leur mode de vie. Puis, ceux que l’on appelait les Sans Domicile Fixe (SDF), les errants, ces sans-abris fabriqués, puis exclus par notre propre société, furent déclarés hors-la-loi, ils furent parqués dans des camps, aux lisières des grandes villes, condamnés comme inactifs, oisifs, ennemis de l’idéologie économique dominante.
Insensiblement, ce furent les flâneurs urbains, intégrés dans la société moderne qui furent regardés d’un œil mauvais. L’idée fit son chemin qu’il s’agissait d’une tare, d’un comportement jadis toléré comme dernier espace de liberté mais qu’il n’était désormais plus possible d’accepter : un vrai défi aux bonnes mœurs, un affront à tous ceux, l’immense majorité de la population, qui justifiaient leur existence par leur place dans le processus productif. L’évolution de l’urbanisme limitait aussi les espaces de flânerie. Certains crurent, en transformant la flânerie en marche sportive, trouver un juste milieu acceptable par tous. Mais ils ne comprirent pas la récupération par notre société d’une activité inutile en activité utile : en maintenant l’homme en forme, la marche contribuait à son bon fonctionnement en tant que force de travail.
Les vrais révolutionnaires étaient de moins en moins nombreux. Mais encore trop nombreux pour nos gouvernants soucieux d’efficacité. Le tournant eut lieu en février 2060. La loi 67, dite anti-flânerie, interdisait aux citoyens de déambuler sans but. Comment la loi fut-elle mise en vigueur ? Comment distinguer ceux qui marchent avec un but et ceux qui flânent sans but ? Nos policiers furent entraînés à reconnaître les flâneurs et développèrent à cet égard un zèle remarquable. Mais Aude et Émilie, malgré plusieurs arrestations ne s’avouèrent jamais vaincues. Elles publièrent en 2061 : « Éloge de la flânerie », à la suite de tant et tant d’autres apologies de la rêverie, de la paresse, de la marche, de la lenteur. Tous disaient peu ou prou la même chose : ouverture au monde, acte libérateur, recherche de l’essentiel, lorsque l’homme est face à lui-même, face au monde… Il s’agissait d’un véritable acte de résistance, une attitude révolutionnaire qui ne pouvait rester impunie.
Émilie et Aude furent arrêtées. Elles demeurèrent plusieurs mois en prison avant d’être finalement jugées. Leur ouvrage fit l’objet d’un débat passionné. Tous les intellectuels médiatiques furent invités à donner leur avis. Bastien-Henri L., le philosophe à la mode de ce temps-là soutint les deux révolutionnaires : je ne suis pas d’accord avec elles mais je me battrai jusqu’à la mort pour défendre leur liberté d’expression. Michel O., le grand mandarin des contre-pouvoirs, prit le parti du pouvoir : la loi 67 a été votée par les représentants du peuple et, en tant que telle, elle doit être scrupuleusement observée. Émilie et Aude doivent donc être jugées, quelque-soit le bien-fondé de leur propos. L’avocat des grandes causes, Me Cornard, accepta d’assurer leur défense. Il fit intervenir des sommités médicales, des psychologues, des écrivains célèbres, tous prudents défenseurs de la flânerie. Car on ne pouvait pas trop s’exposer en cette époque de tous les dangers, sous peine d’exclusion des universités, académies, cercles de pouvoir et cirques médiatiques. S’opposer, oui, mais pas trop, ou en tout cas demeurer dans la norme, ce politiquement acceptable qui avait remplacé le politiquement correct.
Aude et Émilie furent donc jugées par un jury populaire et condamnées à six ans de prison pour apologie de la révolution. On ne badinait pas alors avec ces choses-là ! Un comité dédié à leur libération se constitua. On commença à rééditer et faire circuler sur la toile les grands classiques de la flânerie, du flânage et de la flanation, des Rêveries du promeneur solitaire à Un flâneur en Patagonie. Avec un objectif très didactique : si cela était sans doute trop tard pour les anciens, il fallait apprendre aux nouvelles générations la jouissance de l’instant présent, seule alternative à l’addiction et à l’aliénation au travail et aux écrans.
Émilie et Aude furent libérées après quatre ans de détention. Elles étaient devenues le symbole de la résistance pacifique à l’oppression et à l’injustice, nouvelles Gandhi, nouvelles Mandela de cette seconde moitié du XXIème siècle. Elles n’eurent de cesse de poursuivre leur croisade, sans violence mais avec opiniâtreté. En 2071, elles furent assassinées par un fanatique, un stakhanoviste du travail et de la productivité. Dès lors, plus aucun obstacle ne se dressait devant l’application pleine et entière de la loi 67.
Aude et Émilie furent des résistantes, s’opposant à la tyrannie de la masse, de ses lois, de sa conception de l’existence. Aude et Émilie firent de la prison, dans les années 2060, accusées d’un crime terrifiant : la flânerie.
Déjà, dans les années 2040, il était mal vu de flâner sans pourtant se mettre hors-la-loi. Emportés par leur obsession du rendement, du remplissage de leur vie (il fallait être toujours occupé ; même les loisirs, même les divertissements n’étaient qu’une longue suite d’activités ; il fallait meubler le temps, comme on le fait d’un appartement), les femmes et les hommes de ce temps avaient perdu le goût de vivre simplement, de rêvasser aux terrasses des cafés, de flâner dans les rues de la ville. Ceux qui prenaient le temps de s’arrêter et de boire un café se devaient d’optimiser au mieux ce laps de temps. Vous les auriez vus, le nez sur leurs écrans, oublieux du monde environnant. Rares étaient ceux, comme les jeunes Aude et Émilie, qui refusaient que ces écrans engloutissent leur vie. Elles savaient encore oublier les contraintes d’utilité et de profit, marcher pour le simple plaisir de marcher, ouvertes au monde.
Il était si mal vu de flâner qu’il fut bientôt impossible de marcher le nez au vent, sans but précis. On se faisait alors immanquablement arrêté par la police. Que faites-vous ? Pourquoi n’êtes-vous pas à l’école ? Au travail ? On accepta un temps les nomades comme une relique de notre antique passé, tant qu’ils ne mettaient pas trop en danger notre mode de vie, notre confort, tant que l’homme moderne, sédentaire, n’aie pas trop à s’interroger sur sa place dans le monde et sur celle de son alter-ego, le nomade. Bientôt, on ne les accepta plus qu’intégrés, récupérés par la société : les gens du voyage étaient les gens du spectacle, les forains, fournisseurs d’un service, soumis aux lois économiques. Puis, peu à peu, on en vint à bannir de l’espace urbain, puis de l’espace tout court tous ces gens du voyage, roms et autres peuples errants. Vieille querelle qui remontait à l’aube des temps entre les nomades, chasseurs-cueilleurs, et les sédentaires, pasteurs et agriculteurs. Comme vous le savez, les sédentaires sortirent vainqueurs de la lutte et imposèrent aux autres leur mode de vie. Puis, ceux que l’on appelait les Sans Domicile Fixe (SDF), les errants, ces sans-abris fabriqués, puis exclus par notre propre société, furent déclarés hors-la-loi, ils furent parqués dans des camps, aux lisières des grandes villes, condamnés comme inactifs, oisifs, ennemis de l’idéologie économique dominante.
Insensiblement, ce furent les flâneurs urbains, intégrés dans la société moderne qui furent regardés d’un œil mauvais. L’idée fit son chemin qu’il s’agissait d’une tare, d’un comportement jadis toléré comme dernier espace de liberté mais qu’il n’était désormais plus possible d’accepter : un vrai défi aux bonnes mœurs, un affront à tous ceux, l’immense majorité de la population, qui justifiaient leur existence par leur place dans le processus productif. L’évolution de l’urbanisme limitait aussi les espaces de flânerie. Certains crurent, en transformant la flânerie en marche sportive, trouver un juste milieu acceptable par tous. Mais ils ne comprirent pas la récupération par notre société d’une activité inutile en activité utile : en maintenant l’homme en forme, la marche contribuait à son bon fonctionnement en tant que force de travail.
Les vrais révolutionnaires étaient de moins en moins nombreux. Mais encore trop nombreux pour nos gouvernants soucieux d’efficacité. Le tournant eut lieu en février 2060. La loi 67, dite anti-flânerie, interdisait aux citoyens de déambuler sans but. Comment la loi fut-elle mise en vigueur ? Comment distinguer ceux qui marchent avec un but et ceux qui flânent sans but ? Nos policiers furent entraînés à reconnaître les flâneurs et développèrent à cet égard un zèle remarquable. Mais Aude et Émilie, malgré plusieurs arrestations ne s’avouèrent jamais vaincues. Elles publièrent en 2061 : « Éloge de la flânerie », à la suite de tant et tant d’autres apologies de la rêverie, de la paresse, de la marche, de la lenteur. Tous disaient peu ou prou la même chose : ouverture au monde, acte libérateur, recherche de l’essentiel, lorsque l’homme est face à lui-même, face au monde… Il s’agissait d’un véritable acte de résistance, une attitude révolutionnaire qui ne pouvait rester impunie.
Émilie et Aude furent arrêtées. Elles demeurèrent plusieurs mois en prison avant d’être finalement jugées. Leur ouvrage fit l’objet d’un débat passionné. Tous les intellectuels médiatiques furent invités à donner leur avis. Bastien-Henri L., le philosophe à la mode de ce temps-là soutint les deux révolutionnaires : je ne suis pas d’accord avec elles mais je me battrai jusqu’à la mort pour défendre leur liberté d’expression. Michel O., le grand mandarin des contre-pouvoirs, prit le parti du pouvoir : la loi 67 a été votée par les représentants du peuple et, en tant que telle, elle doit être scrupuleusement observée. Émilie et Aude doivent donc être jugées, quelque-soit le bien-fondé de leur propos. L’avocat des grandes causes, Me Cornard, accepta d’assurer leur défense. Il fit intervenir des sommités médicales, des psychologues, des écrivains célèbres, tous prudents défenseurs de la flânerie. Car on ne pouvait pas trop s’exposer en cette époque de tous les dangers, sous peine d’exclusion des universités, académies, cercles de pouvoir et cirques médiatiques. S’opposer, oui, mais pas trop, ou en tout cas demeurer dans la norme, ce politiquement acceptable qui avait remplacé le politiquement correct.
Aude et Émilie furent donc jugées par un jury populaire et condamnées à six ans de prison pour apologie de la révolution. On ne badinait pas alors avec ces choses-là ! Un comité dédié à leur libération se constitua. On commença à rééditer et faire circuler sur la toile les grands classiques de la flânerie, du flânage et de la flanation, des Rêveries du promeneur solitaire à Un flâneur en Patagonie. Avec un objectif très didactique : si cela était sans doute trop tard pour les anciens, il fallait apprendre aux nouvelles générations la jouissance de l’instant présent, seule alternative à l’addiction et à l’aliénation au travail et aux écrans.
Émilie et Aude furent libérées après quatre ans de détention. Elles étaient devenues le symbole de la résistance pacifique à l’oppression et à l’injustice, nouvelles Gandhi, nouvelles Mandela de cette seconde moitié du XXIème siècle. Elles n’eurent de cesse de poursuivre leur croisade, sans violence mais avec opiniâtreté. En 2071, elles furent assassinées par un fanatique, un stakhanoviste du travail et de la productivité. Dès lors, plus aucun obstacle ne se dressait devant l’application pleine et entière de la loi 67.