David contre Goliath

David contre Goliath

En 2047, trois conglomérats se partageaient le monde. Ils s’étaient monstrueusement développés, par fusions et acquisitions de proies de plus en plus grosses, en une croissance devenue rapidement asymptotique et incontrôlable. Tels des trous noirs, ils engloutirent ainsi tout ce qui se trouvait à leur portée, sociétés de services informatiques, téléphonie, internet, fournisseurs de données, réseaux sociaux puis ils captèrent des secteurs de plus en plus éloignés de leurs centres de gravité, technologies vertes, automobiles et spatiales. Rien ne semblait pouvoir résister à leur féroce appétit. Ils se nommaient Microworld, Banana et Hoola. Les services qu’ils proposaient, comme les réseaux sociaux, utilisaient bien plus les usagers que les usagers ne les utilisaient. Les quantités colossales de données emmagasinées leur permettaient de ficher la population mondiale, contrôlant tous les aspects de leur vie quotidienne. Les Big Three, comme on les appelait alors, avaient ainsi constitué un environnement oppressant dans lequel ils avaient réussi à contraindre les libertés individuelles, à ne les autoriser que dans la limite de leur bon vouloir et de leur intérêt.

Même les gouvernements étaient impuissants. Ils avaient laissé croître ces conglomérats comme des cancers, les lois anti-trust avaient échoué à les contrôler et les États en étaient désormais devenus les otages.

Tous les humains avaient accepté cet état de fait comme une évidence, comme une évolution logique et inéluctable de la société du XXIème siècle, comme la marque d’un destin auquel l’homme ne pouvait s’opposer. Or un homme, un seul, s’y était pourtant refusé.

David, c’est le nom que nous donnerons à notre hacker, était issu des marges du monde moderne. Il venait de l’un de ces pays pauvres et périphériques auquel personne n’a jamais vraiment prêté attention. Il était né au bord d’un grand fleuve qui court et meurt dans les sables du désert. Sa peau était dorée comme la terre ocre de son pays natal. Il y passa son enfance puis, à l’adolescence, il partit se former dans une grande université du monde occidental. L’homme était brillant et entra, son diplôme en main, chez le géant Microworld où il apprit toutes les ficelles et les ruses du métier. Il apprit comment construire de nouvelles applications pour fidéliser les clients, les aliéner toujours davantage, autant de nouveaux pièges qui enserraient l’humain dans une nasse.

Mais David jamais n’oublia le pays d’où il était issu, ni ses ancêtres qui parcoururent librement, pendant des millénaires, les déserts et les montagnes du sous-continent. Et David savait qu’il lui faudrait un jour se libérer du joug.

Alors, il tenta des années durant de briser l’oligopole, de détricoter peu à peu le tissu dense de ces réseaux, de couper un à un les soyeux fils de soie de cette toile qui emprisonnait la terre comme une gigantesque proie.

Les gouvernements des pays riches (et moins riches) soumis à l’oligopole, lui envoyèrent leurs polices cybernétiques. Il dut fuir, toujours plus loin, aux confins de la terre, grâce à un réseau de sympathisants. Mais la toile étendait de plus en plus son emprise, jusqu’au cœur des déserts, jusqu’au au pied des plus hautes montagnes, jusqu’aux confins arctiques et antarctiques.

Comment rompre cet encerclement mortel ? Fallait-il planifier une attaque universelle et fulgurante ? Fallait-il bâtir une confédération de pirates informatiques ? Certains avaient déjà ébranlé l’édifice mais ces tentatives n’avaient été que piqûres de moustiques sur le cuir d’un éléphant. Le monstre semblait renaître toujours plus fort. Alors David décida de construire un virus, un cheval de Troie, qui serait tellement insignifiant qu’il passerait inaperçu jusqu’à ce qu’il ait infecté tous les ordinateurs du monde. Il le nomma San, en souvenir de ses aïeux.

Car il eut pour cela l’idée géniale de prendre pour modèle ce peuple autochtone aujourd’hui disparu, ce peuple de nomades, de chasseurs cueilleurs. Un peuple d’une exceptionnelle résistance, qui avait fait preuve d’une merveilleuse adaptation à son environnement, à son milieu de vie, là où peu d’hommes auraient pu survivre. Un peuple en parfaite harmonie avec la nature environnante.

En 2067, David conçut donc son virus nomade, si petit qu’il en était indétectable et insaisissable, soluble dans son environnement, incroyablement patient, résistant et résilient, tel le petit homme du désert, son ancêtre.

Le virus se propagea ainsi très lentement. Cela prit à David de nombreuses années de prudentes approches. Et, lorsqu’il eut infecté tous les fils de la toile, il déclencha enfin le mécanisme de mise à feu. La toile s’effondra sur elle-même, tel un trou noir, en quelques heures. Le cataclysme atteignit des proportions que personne n’aurait jamais pu imaginer. La société moderne, urbaine et principalement centrée sur les services, se décomposa. La désorganisation fut totale et immédiate, l’ensemble des services publics et privés, transports, systèmes éducatifs et de santé, entreprises, cessèrent immédiatement de fonctionner. Et il n’y eut aucun système de sauvegarde qui fut capable de les sauver ou de les remettre en bon état de marche. Le chaos envahit rapidement les gigantesques agglomérations urbaines.

2075. Tout au fond de son désert, sur la terre que ses très lointains ancêtres avaient jadis parcouru librement, cette terre intensément aimée mais jamais possédée, car on ne possède ni la terre ni le monde qui nous entoure, David enterra son ordinateur bien profondément. Il remercia ses aïeux de leur soutien sans faille dans cette lutte contre Goliath. Puis, il prit le bâton avec lequel il chercherait des trous d’eau, des racines et des tubercules, et il partit vers le soleil couchant sans jamais se retourner.

 

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