L’oligarque

L’oligarque

Elles étaient neuf, les banques internationales qui se partageaient le monde, neuf banques qui dictaient leur loi même aux États les plus puissants et Karl Johnson était alors Président de la plus puissante d’entre elles. Il était donc de fait l’homme le plus puissant du monde. En ce moment précis, nous étions le mardi 7 février 2045, 7.54 am, et Karl Johnson était seul dans son immense bureau au 87ème étage de la tour ABC, l’American Bank Corporation. Il fumait un cigare, malgré l’interdiction absolue sous peine d’emprisonnement de fumer dans la ville, mais Karl avait ses contacts très très haut placés. Et Karl contemplait avec avidité le monde à ses pieds, les rues de New-York où des milliers de gens se pressaient déjà vers leur travail, et Karl était heureux car sans lui, ces gens n’auraient pas de travail, pas d’identité, pas de vie sociale. Et Karl contemplait ces rues qui ne connaissaient plus la neige depuis longtemps et, au loin, les berges de Manhattan qui, année après année, reculaient devant l’assaut des flots. Son agenda de la journée était déjà bien rempli. A 8.00, conférence avec ses 8 collègues banquiers et, à 10.00, il recevrait le Président de la Fed. Le sort du monde d’ici à la fin du siècle était peut-être en jeu.  Mais comment en était-on arrivé là ?

Tout avait commencé un demi-siècle plus tôt.                 

Se succédaient alors des crises financières à répétition, celle de 2008 avait été particulièrement violente et avait durement touché de nombreux pays. Quelques faillites de banques, le sauvetage des « too big to fail », et tout était reparti de plus belle. Une trentaine de banques en sortirent renforcées, prêtes à dévorer le monde. Tout s’était passé si simplement : dans un monde globalisé, les sphères monétaire et financière étaient elles aussi devenues globales, les grandes banques avaient grossi à l’échelle de la nouvelle planète, elles s’étaient restructurées, avaient fusionné pour devenir gigantesques. On disait alors que le total du bilan de ces banques était supérieur à la dette publique mondiale. Elles s’étaient aussi entendues entre elles pour fixer taux de change et taux d’intérêt, elles avaient su utiliser au mieux les paradis fiscaux, grugeant les États de ressources fiscales pour le seul bénéfice de leurs actionnaires. Ah, on ne dira jamais assez le rôle néfaste de ces organisations dans la montrée des inégalités dans le monde, aussi néfaste que celui des groupes mafieux. Pour s’enrichir encore davantage, elles firent aussi preuve d’innovation, de créativité, d’originalité, inventant sans cesse de nouveaux produits, comme les produits dérivés, à l’origine produits d’assurance pour les agriculteurs, qui devinrent vite très spéculatifs. A l’époque, le montant des valeurs assurées représentait plus de dix fois le PIB mondial. Elles furent souvent condamnées, durent parfois payer des amendes astronomiques, mais jamais cela ne les empêcha d’accumuler davantage. La majeure partie des transactions financières était alors totalement déconnectée du monde des échanges réels, le rôle traditionnel de prêteur à l’économie devenait toujours plus marginal. On spéculait donc pour engranger des profits toujours plus grands mais seuls quelques individus bénéficiaient de ces richesses. La machine s’emballait, elle s’alimentait toute seule et on ne voyait pas ce qui pourrait un jour la dérégler. Si les banques étaient, au temps jadis, « too big to fail », elles furent ensuite beaucoup trop grosses pour que l’État même le plus puissant puisse les aider en cas de difficulté.

Les bulles financières se succédaient, explosant puis se reformant à un rythme toujours plus rapide. Il était désormais trop tard pour que les États démocratiques réagissent, même la Fed américaine était impuissante. Les gouvernements n’existaient que pour faire passer au peuple la pilule toujours plus amère de l’austérité imposée par l’oligarchie financière. Celle-ci toujours renaissait de ses cendres, toujours plus puissante, dans un processus continu de fusions et de restructurations, telle un phénix. Ce cycle de crises et de sorties de crise doit d’ailleurs son nom, le cycle de Molina, au prix Nobel d’économie de 2039, Fred Molina. A chaque cycle, l’intervalle raccourcissait d’une année (axiome de Molina). Selon ses prévisions, la prochaine crise majeure devait survenir l’année suivante, soit en 2046.  Nul ne pouvait cependant deviner l’ampleur qu’elle prendrait mais 2046 pourrait signifier l’écroulement des économies développées et émergentes, comme une étoile à neutrons qui a épuisé son combustible nucléaire et qui s’effondre sur elle-même dans une lente agonie.

Nous n’en étions pas encore là et Karl Johnson songeait à tout autre chose qu’à l’avenir du monde. Il savait bien que la prochaine crise serait encore fatale à quelques-uns de ses concurrents. Resteraient donc 4 ou 5 banques pour gouverner le monde, ce qui était pour lui le chiffre idéal qui conduirait sans doute à une certaine stabilité. 4 ou 5 banques dont le bilan représentait 5 fois la dette publique mondiale, dont le pouvoir sur les États-nations jadis indépendants (et donc sur les citoyens du monde) se verrait encore renforcé. 4 ou 5 banques dont les principaux actionnaires deviendraient encore plus riches, plus riches mêmes que la plupart des États. Lui-même était depuis longtemps numéro 1 au palmarès Forbes des hommes les plus riches du monde, et cela faisait aussi bien des années que les banquiers y avaient détrôné les petits génies de l’ex-nouvelle économie. Mais ce n’est que justice, se disait Karl, nous sommes nous aussi des entreprises innovantes, créatrices de richesses et d’emplois. Il pensa à sa prochaine entrevue avec le Président de la Fed, jadis l’homme le plus puissant du monde et qui maintenant allait ramper à ses pieds. Il ne put réprimer un sourire sarcastique.

Karl ne voyait pas et n’entendait pas les manifestations d’activistes qui s’agitaient beaucoup depuis quelques mois dans tous les pays du monde. Comme jadis face à la menace environnementale et à l’impact du réchauffement climatique, les indignés du monde entier s’étaient enfin levés contre les dérèglements économique et financier, contre la hausse des inégalités qui avait provoqué depuis un demi-siècle une profonde fracture sociale ainsi que des mouvements incontrôlables de populations. Les indignés les attribuaient largement au pouvoir financier auquel nul contre-pouvoir ne pouvait s’opposer. Ils prônaient un changement drastique de modèle de développement, une décroissance économique planifiée qui seule pourrait éviter un désastre sans précédent.

Qu’est-ce qu’une société pour qui l’homme n’est qu’un instrument au service d’une oligarchie toujours plus avide d’enrichissement ? Est-ce cela qu’on appelle le progrès, se demandaient-ils ? Quelle évolution des sociétés humaines depuis les débuts de l’ère néolithique ? Jamais autant d’hommes n’avaient été soumis au bon vouloir d’une poignée d’individus aliénés par l’argent, des oligarques qui amassent sans fin, n’en ont jamais assez et sacrifient à leurs idoles dorées des milliards d’êtres humains asservis. Ce n’est certainement pas une société humaniste. Mais comment remettre l’humain et le bien collectif au centre des préoccupations politiques ? Comment redonner sens à nos démocraties ?

Si les millions d’employés de l’American Bank Corporation étaient asservis par leur corps, enchaînés des heures durant devant leur ordinateur, dans des villes tentaculaires, pour exécuter des tâches inutiles et répétitives, Karl Johnson était asservi par l’esprit, obsédé par le gain afin de satisfaire ses actionnaires et de maintenir son statut d’homme le plus riche et le plus puissant du monde, mais aussi miné par la crainte de perdre un jour argent et pouvoir si ABC venait à disparaître lors de la prochaine crise. L’homme est-il vraiment sur terre pour vivre cette vie ?

Mais Karl ne philosophait jamais sur le sens de son existence, il avait mieux à faire. La Conférence de 8.00 n’avait duré que 20 minutes. Cela suffisait pour s’entendre sur les taux de change des principales devises, sur les taux interbancaires pratiqués sur les places de New-York et de Londres. A 10.00, il communiquera ses décisions au Président de la Fed. L’homme est un dur et il ne sera pas content mais que diable ! Il n’a pas son mot à dire, cela fait bien longtemps que les États, et même les États-Unis, ont perdu leur souveraineté monétaire. Ce sont les banques qui créent la quasi-totalité de la monnaie et la manipulent. Ce sont les marchés qui dressent les États comme des chiens savants. Le visiteur entérinera donc les décisions des maîtres du monde. Et au diable la prochaine bulle financière !

Du haut de la tour ABC, bien à l’abri dans son bureau présidentiel qui lui permet de contempler un panorama à 360 degrés du sud de Manhattan, Karl ne voit pas les flots de l’Hudson qui rongent les berges de l’île. Car le réchauffement de la planète est à l’œuvre depuis longtemps, avec une augmentation du niveau des océans de 5 mètres depuis le début du siècle. Mais Karl demeure un climato-sceptique, les mesures contraignantes qu’ont voulu imposer les gouvernements pour limiter les émissions de gaz à effet de serre n’étaient que des atteintes insupportables à la liberté d’entreprendre et à la croissance. Quant à la finance verte, il piquait une crise chaque fois que l’on évoquait devant lui ce terme indécent. La banque n’est pas faite pour financer la décroissance, que diable !

Ce mardi 7 février 2045, à 9.54 am, Karl Johnson est seul dans son immense bureau au 87ème étage de la tour ABC. Karl s’apprête à recevoir le Président de la Fed qui attend déjà dans l’antichambre. Karl ne voit pas davantage le flot de manifestants qui défilent dans les rues de la ville, un flot désormais incontrôlable de laissés-pour-compte, de chômeurs, d’émigrés économiques et climatiques, d’être meurtris, pressés comme des citrons puis abandonnés par cette société inhumaine. Trop c’est trop, ce sont des millions d’hommes et de femmes et d’enfants, du Bangladesh, de Madagascar, du Brésil, ou des bas-fonds de New York qui se sont levés contre ce pouvoir inique et les quelques centaines de milliers de policiers et de soldats à sa solde jamais ne pourront endiguer le flot. Karl vient de finir son cigare, il fantasme sur son prochain rendez-vous, se plaît à imaginer l’homme en face de lui, qui n’est rien de plus qu’un pantin entre ses mains. Ah, comment il va l’humilier, l’homme de la Fed, et comme il méprise ces politicards et petits fonctionnaires inutiles ! Mais il va encore le laisser un peu mijoter dans son jus, ainsi il le gobera tout cru et le repas n’en sera que plus délicieux…

Karl ne voit toujours rien, pourtant les flots commencent à grignoter les quais du port de South Ferry,  alors que d’autres flots de miséreux ont envahi l’immense hall de la Tour ABC. Ils commencent à prendre possession des étages et s’élèvent peu à peu vers les cieux, tel un gigantesque serpent ondulant dans les escaliers. Ils arriveront bientôt aux étages supérieurs. Mais les rumeurs de la rue ne montent pas jusqu’au 87ème étage. Jusqu’au bout, Karl demeurera aveugle, il mourra comme il aura vécu, seul face au monde.

               

 

 

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