2059. Vous vous en souvenez sans doute encore, 2059 fut l’année du tsunami avec un grand S, un événement apocalyptique qui ravagea totalement la partie occidentale de l’île de Sumatra. 20 ans plus tard, le pays ne s’en est pas encore remis. C’est que les catastrophes climatiques se succédaient alors à grande vitesse : séismes, ouragans, éruptions volcaniques… Car l’homme était non seulement responsable de l’émission de gaz à effets de serre et de l’augmentation de la température de presque 3º Celsius depuis le début du siècle, mais il avait aussi martyrisé la terre, avec force fracturations hydrauliques et forages à très grande profondeur. Déjà, de nombreuses îles du Pacifique étaient recouvertes par les eaux et le phénomène se renforçait.
Gabriel travaillait dans l’humanitaire qui était, depuis trois décennies, un secteur en pleine expansion, face à l’impuissance des États et des grandes organisations supranationales. Il avait tout connu, le typhon du siècle à Taïwan, les inondations catastrophiques du Bangladesh, l’éruption du volcan Fuego au Guatemala, et le séisme qui avait détruit toutes les banlieues au nord de Los Angeles. Et voilà qu’il devait repartir d’urgence en tant que chef logisticien pour la toute nouvelle république islamique de Sumatra, qui avait accédé à l’indépendance moins de deux ans auparavant.
Mais l’humanitaire avait bien évolué depuis les temps héroïques de MSF. Certaines organisations étaient devenues de véritables multinationales de l’aide au développement, parfois soutenues financièrement par de puissants fonds de pension états-uniens qui s’achetaient ainsi à bon compte une politique responsable. Les grands patrons et leurs sponsors voulaient du résultat et, pour avoir du résultat, il fallait de la visibilité, du spectacle. Et puis, comme il fallait rendre des comptes, des procédures avaient été mises en place. Toute une batterie d’indicateurs et d’objectifs pour s’assurer que l’assistance soit rationalisée, que l’entreprise, pardon, l’ONG, soit gérée au mieux afin de servir les populations assistées.
Lorsque Gabriel arriva à Bukit Baru, l’une des villes les plus touchées de la côte occidentale de l’île, le camp des humanitaires venait juste d’être installé sur les hauteurs, villas de tentes équipées de climatiseurs, de salles de bains et de toilettes, tente-réfectoire, tente-salle de repos… Ils étaient tous là, les humanitaires, ceux qui guérissaient, ceux qui nourrissaient, ceux qui construisaient. Tous se connaissaient, car ils étaient de toutes les campagnes, chaque année plus nombreuses. Gabriel retrouva ainsi Josh, le buveur de bière américain et Nora, la petite italienne qu’il mettait occasionnellement dans son lit. Avec Nora, il partit explorer les rues de la ville. Ils étaient complémentaires tous les deux, le logisticien de Maison sans frontières, le bâtisseur, et l’ingénieure d’Aqua Mundi, la méga-ONG qui avait pour slogan (et objectif généralement atteint) : de l’eau potable, pour tous et partout en 24 heures. Alors qu’ils franchissaient avec difficulté les rues encombrées d’arbres arrachés, de débris de voitures et de bateaux de pêche, de cadavres d’humains et d’animaux, ils discouraient sur le plan d’attaque, la stratégie, la synergie qu’ils pourraient mettre en place pour satisfaire au mieux leurs clients, enfin non, les conso…, non, non, les usagers alors. Mais non, comment faut-il les appeler, ces autochtones que nous devons secourir, ces malheureux assistés qui ont tout perdu, qui déjà meurent de faim, de soif, du choléra ? Avec leur guide local, Nora et Gabriel s’engagèrent au plus profond de ce qui restait de l’immémoriale forêt, où jadis avaient vécu les orang hutan, les hommes de la forêt, au plus près des êtres humains. Mais la déforestation, tout d’abord, puis les brûlis, les inondations et les feux, et enfin les tsunamis avaient fait le reste. Devant eux s’étendait désormais un immense marécage où survivaient quelques arbustes nains. Là-bas, dit Nora en montrant du doigt une colline pelée, c’est là-bas que nous allons reconstruire la ville. Ils prirent des photos et retournèrent au camp.
Le soir, ils avaient à peu près construit leur stratégie. D’abord faire venir des architectes, urbanistes, ingénieurs, avec les 4×4 et tout le tintouin dont ils auraient besoin, donc agrandir la ville de tentes, faire dégager une piste d’atterrissage pour les gros porteurs remplis de matériels et équipements et bien-sûr de nourriture pour les équipes humanitaires. Bien, il va falloir établir un budget, cela coûtera tant, et puis un rétro-planning, d’ici six mois au plus, la ville sera construite, maisonnettes préfabriquées, avec accès à l’eau potable. Pour le tout-à-l’égout, compter trois mois de plus. Il faut montrer à nos patrons que nous savons travailler rationnellement, nous sommes des professionnels, nous ne sommes pas comme ces amateurs, les improvisateurs de jadis. Heureusement, le métier a su évoluer, s’adapter au monde moderne. L’humanitaire et, plus largement l’économie du développement, est enfin devenue une industrie comme une autre.
Ce soir-là, couché aux côtés de Nora, la belle italienne au regard de feu, Gabriel rêvassait. De villes champignons sorties de la jungle ou du désert et où s’entasseraient ces milliers de sans-abris, d’errants, de vagabonds déplacés par les guerres ou les changements climatiques et qui, grâce à lui, renaîtraient à une nouvelle vie. Avec Nora, ils formaient un sacré duo, capable d’offrir un package tout compris avec pompes à eau et unités de dessalement solaires. Si on y rajoutait l’ami buveur de bière, la panoplie s’élargissait encore, avec des salles de classes clé-en-main, instituteurs inclus. Ne manquaient plus que les french doctors, mais il ne les fréquentait guère, ceux-là. Josh aimait à dire que, grâce à ses écoles, il créait les usagers de demain, ceux qui consommeraient un jour Mc Donald’s et Coca Cola, qui regarderaient sur leurs écrans multiples les programmes prémâchés des télévisions globales. Bref, de parfaits petits esclaves. Mais Gabriel n’était pas comme ça, il n’avait pas le cynisme de l’Américain, lui travaillait pour le bien-être de l’humanité.
Au petit matin, il acheva programme, budget, rétro-planning, plan de communication avec les indicateurs de bonne fin qui vont avec. En moins de 48 heures, l’affaire était bouclée. Il allait pouvoir faire un saut à Supadang, une petite ville de l’intérieur, pour recommencer l’opération. Dans quelques jours, retour à Bukit Baru pour voir comment avancent les travaux.
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Six mois se sont écoulés. Nora, Gabriel et Josh sont aux côtés du Ministre qui va couper le cordon et inaugurer enfin la ville de Bukit Baru Baru, la nouvelle Bukit Baru. Une armée de journalistes tournent autour d’eux, c’est bien le moins pour une telle réussite, c’était un vrai défi de faire surgir en si peu de temps une ville complète. Ils sont fiers, ils ont réussi, tous les indicateurs de performance ont été atteints, budget et agendas respectés. Mais c’est qu’il a de l’expérience, Gabriel.
Les 250 cubes de plastique multicolores, alignés le long de ruelles bétonnées, tous avec l’eau courante et, plus loin, les deux écoles flambant neuf avec leurs professeurs en uniforme. Gabriel fait le tour du propriétaire, ses pas dans ceux du Ministre qui admire les 250 maisonnettes bien proprettes, bien astiquées, où vont loger un millier de personnes. Encore plus loin, presque à perte de vue, d’autres cités sont en cours de construction. Mais, comme d’habitude, Gabriel est en avance par rapport à ses confrères et concurrents. Plus réactif, plus rapide, d’ailleurs les sponsors de Maison sans frontières le savent bien, c’est pour cela qu’il s’agit de la principale ONG mondiale du secteur, avec 35% de part de marché, quand même ! Gabriel sait y faire, il ne perd pas un temps inutile en palabres avec les habitants du coin. Pourquoi faire, pourquoi les consulter ? Des maisons sont des maisons. Cela fait tant et tant d’années qu’il accomplit ce job, c’est un pro, il fait partie de la caste des experts, de ceux qui savent, de ceux qui gouvernent le monde, il donne même des cours à la Development Academy, l’université où se sont formés tant de spécialistes du développement et de l’humanitaire.
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Un an s’est encore écoulé. Ni Gabriel, ni Josh, ni Nora ne sont retournés à Bukit Baru Baru. Il y a tant et tant à accomplir dans ce monde. Tant de vies à sauver, tant de villes à rebâtir. Pourtant, si Gabriel avait pu revenir à Bukit Baru Baru, il n’aurait pas reconnu sa ville, les murs lézardés des maisons, les mauvaises herbes qui ont recouvert le béton des rues, certains toits déjà éventrés. C’est bien plus loin que les habitants ont reconstruit leur ville, leurs maisons, à leur manière, en enfouissant des cornes de buffle dans les fondations afin qu’elles soient solides et résistent au prochain tsunami. Ils ont coupé des arbres, s’aventurant au fond des forêts et des marécages pour trouver des bambous et des sagoutiers désormais si rares, afin d’aménager les toits de leurs maisons en terre battue. Ils ont construit leurs logements comme l’avaient toujours fait leurs pères et les pères de leurs pères. Les plus riches ont même relevé leurs toits haut vers le ciel et en ont incurvé le faîte entre deux pignons pointus.
Mais peu importe à Gabriel, Nora, Josh et à tous leurs semblables. Les maisons en plastique pourriront sur place, jusqu’à ce qu’un jour, la jungle reprenne enfin ses droits. Mais peu importe, les procédures ont été respectées et les indicateurs atteints, et c’est bien cela le plus important !