La secte, ainsi que l’appelaient ses adeptes, était née en 1 020, à l’aube du nouveau millénaire. Aux confins du Caucase, sur les berges de la mer noire, un homme s’était enfin levé face aux injustices, face aux puissants, face aux clergés corrompus. Il s’appelait Immanouel, Dieu est avec nous. Une froide nuit d’hiver, alors qu’il méditait face à la mer, Dieu lui dicta le Livre des Sermons puis il le conduisit parmi les chemins de montagne jusqu’aux abords des villes. Jour après jour, des dizaines puis des centaines de nouveaux convertis marchèrent dans ses pas.
Immanouel croyait que l’esprit est issu du dieu bon, le seul dieu véritable, alors que le corps est créature du dieu mauvais, le diable. Aussi, l’homme doit-il se débarrasser de son enveloppe terrestre afin d’unir son esprit avec Dieu, que le prophète assimilait aussi à la nature.
Immanouel disait que la secte était la seule vraie religion et que les adeptes des religions du Livre n’étaient que des mécréants, des païens. Pour lui, les clergés enrichis et corrompus avaient dévié l’homme de l’unique chemin qui puisse le mener au salut, l’ascèse, afin d’éliminer son enveloppe corporelle.
Dès le début du second millénaire, la secte lutta militairement contre l’islam et la chrétienté. Ses adeptes, souvent issus des montagnes caucasiennes, fiers et ombrageux combattants conquirent ainsi de vastes territoires, au Moyen-Orient et en Asie centrale. Ils utilisaient souvent la force pour obliger les vaincus à embrasser la religion nouvelle. Il y avait parmi eux un groupe de fanatiques, drogués et sanguinaires, qui se répandaient dans les villes et les villages pour assassiner tous ceux qui résistaient à la sectarisation. On les appelait les Assassins. Ce fut le premier groupe connu de terroristes professionnels, professant une obéissance aveugle à leur chef. Par le crime, perpétré au couteau et à la dague, comme le faisaient jadis leurs aïeux lors de sacrifices d’animaux, ils croyaient gagner leur salut puisqu’ils remettaient sur le droit chemin les brebis égarées. Le temps avait passé depuis les prêches pacifistes d’Immanouel, l’ascète. Plus tard, des théoriciens du mouvement expliquèrent que la libération des humains de leur enveloppe corporelle était un acte de compassion. Puis, deux siècles plus tard, les invasions mongoles mirent fin aux exactions des Assassins.
De nombreux peuples adoptèrent donc la religion sectaire. Mais dans leur quête ascétique, anti-matérialiste, ils refusèrent souvent les progrès technologiques, se mettant en position de faiblesse face à un occident agressif et avide de conquêtes. Aux XVII et XVIIIème siècles, la secte fut déchirée par deux courants antagonistes : un courant modéré, influencé par les Lumières, fait de citadins et de commerçants pour lesquels l’ouverture au monde et les échanges commerciaux étaient un mode de vie et un moyen d’existence ; et un courant fondamentaliste, majoritairement composé de montagnards, de tribus nomades des steppes et des déserts, de clans guerriers qui luttaient les uns contre les autres dans un cycle de vengeances et de contre-vengeances sans fin.
Longtemps, ces deux courants constituèrent un front commun lorsqu’il fallut lutter contre les puissances colonisatrices. Puis, lorsque ces dernières relâchèrent enfin leur emprise, la secte se déchira à nouveau, le courant modéré prônant la démocratie, le courant fondamentaliste se radicalisant encore davantage.
On vit alors resurgir le groupe oublié des Assassins, plus violents que jamais et, parmi eux, une élite de tueurs qui s’appelaient eux-mêmes les Purs. Ils étaient purs car ils ne connaissaient ni la pitié, ni la compassion. Leur unique objectif était la libération de leur âme du corps terrestre, et ils considéraient que libérer leur prochain avant de se libérer eux-mêmes était un devoir sacré. Les assassinats de masse se multiplièrent, la terreur dévasta les villes et les villages.
Des intellectuels de ce temps tentèrent d’expliquer la renaissance de ce groupuscule. Les fondamentalistes ressentent un sentiment d’égarement face au monde moderne, face aux nouvelles technologies, et la défense de la foi et du livre saint, tel qu’ils l’interprètent, est pour eux le seul moyen d’exister et de préserver leur identité. Mais ce sont des orgueilleux, répliquèrent certains théologiens sectaires modérés, ils veulent devenir l’égal de Dieu en décidant de la vie et de la mort d’êtres créés par Dieu. Il s’agit d’un acte prométhéen, d’un blasphème. D’autres encore rappelèrent cette phrase d’un vieux philosophe oublié, Hegel: « un peuple qui dédaigne tous les autres dieux porte en lui la haine de tout le genre humain. »
Dans les pays dévastés, pour les habitants habitués jusque-là à vivre en paix, conscients que l’État et que les compagnies d’assurance garantissaient leur vie, de la naissance jusqu’à la mort, le choc fut brutal. Ils redécouvrirent que la vie est éphémère, qu’elle tient à bien peu de choses et qu’un rien peut la faire basculer dans le chaos. Un retour au Moyen-âge, peut-être. Mais ils comprirent aussi que, face au danger désormais imprévisible, la vie valait d’autant plus la peine d’être vécue.
La guerre faisait alors rage depuis plusieurs années déjà. Une lutte sans merci. Les Assassins, malgré des moyens technologiques bien inférieurs, luttaient comme ils le pouvaient contre les armées modernes de l’ouest. Pourtant, peu à peu, ils furent acculés au fond des steppes et des déserts.
C’est à cette époque que surgit Immanouel le second. Le dernier chef des Assassins, le dernier Pur parmi les Purs. Il était né dans une famille de commerçants, de la petite-bourgeoisie, de cette classe sociale adepte de la société de consommation, des nouvelles technologies et des divertissements. Il joua dans un groupe rock et se drogua, comme tous les jeunes de son âge. Comment en arriva-t-il à devenir un Assassin, un Pur parmi les Purs ? Les historiens, psychologues et théologiens débâtirent longtemps de cette question sans parvenir à apporter une réponse convaincante. Perte de repères, recherche identitaire, quête de dieu, même dévoyée, soif d’aventures et de pouvoir, extériorisation d’une nature psychopathe, peut-être tous ces éléments expliquaient-il l’Immanouel assassin.
Terroriste doué, maître artificier, assassin sans scrupule et chef au charisme certain, Immanouel avait toutes les qualités pour s’élever rapidement dans la hiérarchie sectaire. Si l’on connaît peu de choses de sa préadolescence, on sait en revanche qu’il quitta le cocon familial à dix-sept ans. Il se forma dans une vallée éloignée d’Asie centrale, on lui enseigna le maniement des armes et des explosifs et on lui transmit les bases de son vernis théologique. Il y apprit par cœur le Livre des Sermons, interprété par des maîtres frustres et ignorants de l’importance du contexte historique. Il y lut que « l’homme, germe divin, doit sacrifier en lui la chair maléfique » (quinzième verset), selon une traduction grecque de l’original caucasien. Mais si, pour Immanouel le premier, il s’agissait par l’ascèse de s’élever vers Dieu, Immanouel le second interpréta le verset comme le sacrifice de sa propre personne, le suicide rituel. Or, il ne pouvait pas quitter ce monde égoïstement, il lui fallait faire acte de compassion et d’empathie envers ses semblables.
Aussi Immanouel et son groupe de Purs préparèrent-ils en grand secret l’attentat des attentats, celui qui immortaliserait à jamais leur nom à travers les siècles. En cette année 2039, Immanouel voulait faire sauter les principaux monuments de Paris et notamment la tour Eiffel, symbole de la ville lumière, emblème exécré de la modernité. 2039, 150ème anniversaire de l’inauguration de la fameuse tour, était aussi l’année de l’exposition universelle de Paris, au cours de laquelle seraient accueillis des millions de visiteurs venus du monde entier. La préparation lui prit trois ans. Avec ses hommes, terrés dans une profonde vallée caucasienne, ils purent ainsi parfaire leurs talents d’artificiers et leurs arts d’assassins, empruntés aux ninjas. Rapidité, furtivité, capacité à se rendre invisible, maîtrise de différentes techniques martiales, rien ne fut oublié.
Pourtant, trois semaines avant l’inauguration de l’expo, alors que tout le matériel et les hommes devaient enfin être acheminés vers la France par diverses voies, Immanouel commit une erreur, une seule erreur. Il s’engagea dans une discussion théologique avec son lieutenant, un certain Belial. Belial considérait en effet blasphématoire l’usurpation du trône de Dieu, la distribution de la vie et de la mort comme Dieu le fit à l’origine des temps. Belial, mon ami fidèle, que se passe-t-il, comment as-tu pu devenir à ton tour un mécréant ? Ce que nous allons faire est un acte de foi et tu le sais bien. Non, répondit l’autre, c’est un acte de rébellion contre le Créateur, un acte d’orgueil que je ne peux supporter.
Immanouel le second décida d’éliminer Belial mais ce fut trop tard. Belial le trahit. Assiégés par les forces militaires comme jadis les Assassins par les hordes mongoles, le chef et ses adeptes se firent exploser en une apothéose finale, libérant ainsi leurs esprits. Avant de quitter sa vie terrestre, Immanouel maudit la race humaine pour les siècles des siècles. Ainsi, devinrent-ils enfin des âmes pures et, pour les meilleurs d’entre eux, sans doute purent-ils aller s’asseoir au firmament parmi les dieux.
Mais Immanouel le troisième a déjà pris la relève. On dit qu’il prépare ses nouveaux Assassins dans le lointain orient, dans l’exotique Chine. Non, jamais les hommes n’échapperont à la malédiction.