Sugeng oublia tout ce qui l’entourait, la place en terre battue, les arbres, les habitations, le temple, les villageois et les chiens. Devant lui, le gamelan luisait sous la lune. Il était tard, la brise soufflait de la mer sur le village endormi. Il fit quelques pas et se plaça devant son tambour. Par la musique, Sugeng s’apprêtait à représenter le monde car chacun sait que l’infiniment petit est identique à l’infiniment grand. Par la musique, Sugeng allait ainsi contribuer à maintenir l’harmonie dans l’univers et sur la terre. L’homme était bien conscient de l’importance de son rôle, car toute erreur, si petite soit-elle, pouvait avoir des conséquences néfastes à l’échelle cosmique.
Le son grave du gong ageng s’éleva tout d’abord dans la nuit, donnant enfin le signal de départ du cycle. Sugeng, face à son kendang, lança le tempo et tous les autres instruments suivirent : les petits kenong et kethuk ponctuaient la mélodie jouée par les sarons et les slentem; les bonang, gender, gambang ornaient et brodaient tout autour et puis il y avait encore les instruments à corde, rebab et kecapi, et la petite flûte suling. La mélodie s’éleva, circulaire comme l’espace-temps, comme le temps cyclique et comme le royaume javanais de structure concentrique où vivait Sugeng. Et aussi parce que toute représentation est une recréation du temps des origines. De multiples contours mélodiques venaient se greffer sur la même ligne ou en différentes strates mélodiques, s’enrichissant et se complexifiant mutuellement.
Plus tard, beaucoup plus tard, alors que la nuit était déjà bien avancée, le gong ageng vint enfin ponctuer la fin du cycle. Le monde était préservé pour une journée encore.
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Nous étions en 1749, et cela faisait déjà 35 ans que Jean-Sébastien avait commencé à travailler sa Messe en si mineur. Il allait enfin achever cette œuvre, son œuvre majeure, écrite pour Dieu, au-delà des clivages qui déchiraient alors catholiques et protestants. Mais il devait encore retravailler son Crucifixus pour chœur et orchestre. Non, il n’y avait pas assez de douleur, l’ostinato n’était pas assez marqué. Mais comment exprimer par des sons la douleur de la torture et du sacrifice du Messie pour l’humanité entière ? Des lignes mélodiques descendantes, afin d’évoquer au mieux la mort; un motif de basse répété inlassablement, et puis le chœur, soutenu par les cordes et les flûtes, répétant Crucifixus, Crucifixus. Et enfin ce passage de mi mineur à sol majeur, annonçant la résurrection prochaine et le retour des trompettes et des timbales. Qui mieux que Jean-Sébastien sut maîtriser contrepoint, harmonie et rythme ?
Le Crucifixus représente la douleur et le mal mais Jean-Sébastien, puisant au fond de son cœur, sait nous faire ressentir d’autant plus violemment la nécessité de la joie et du bien à venir. Car il pouvait lire les signes cachés à nos yeux, afin de nous dévoiler le mystère et les beautés du monde.
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John, lui, voulait faire œuvre originale, expérimentale, briser les carcans de la musique ancienne, la logique de la composition traditionnelle. Y introduire les bruits qui nous entourent, la parole, les gestes, le silence. Il avait compris que les êtres et les choses s’interpénètrent, que le monde sensible est illusion et qu’il devait accepter les événements tels qu’ils sont. Aussi décida-t-il d’introduire le hasard et le chaos dans ses compositions musicales et d’utiliser des procédés aléatoires dans certaines de ses pièces. Mais, sans doute n’était-ce pas suffisant. Il fallait aller plus loin, abolir toute structure musicale. Et quelle plus belle musique que celle de la nature, que ces bruits qui nous environnent, le bruissement du vent dans les feuilles des arbres ou les multiples sons produits par la vie animale. Alors lui vint enfin son chef d’œuvre. Une pièce magnifique en trois mouvements qui devait être ouverture au monde. A quoi bon produire artificiellement des sons, mieux vaut écouter ceux qui nous environnent. Lors de la soirée inaugurale, son interprète s’assit face au piano et il joua en silence exactement quatre minutes et trente-trois secondes. Le silence devenu musique et la musique devenue silence, tel était pour John l’idéal de création musicale.
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Le jeune garçon se retourna vers ses musiciens. Un, deux trois, c’est parti. La batterie scande le rythme, la basse accompagne de quelques accords une pauvre mélodie jouée à la guitare. Mais on ne prête guère attention à la mélodie, on entend surtout le rythme lent, syncopé, puis les paroles qui s’élèvent, par saccades, de plus en plus rapides. Le Maître de Cérémonie, MC Eric, un bon gars pourtant, hurle sa haine de la société de consommation, son dégoût de la classe politique qui est incapable d’enrayer la montée des inégalités, qui est impuissante face à la destruction de notre monde. MC Eric est un bon gars, mais il s’est fait tatoué « Fuck le monde » sur son avant-bras, et son attaché de presse dit de lui qu’il est passé en cure de désintox, qu’il a fait partie d’un gang de rue et qu’il a fait de la prison pour trafic de coke. MC Eric est un bon gars mais son public exige des chanteurs (chanteurs ?) qui ont connu la vie, la vraie, celle de la rue, celle de la débrouille, car sinon comment pourraient-ils dénoncer les injustices, les bavures policières et le racisme ? Alors, MC Eric, en vrai pro du marketing, a dû s’adapter à son public. Il a su refréner son envie de chanter vraiment, car Eric sait chanter mais, de nos jours, qui a besoin d’un chanteur qui sache chanter ? Il suffit de quelques notes, de quelques paroles hurlées, d’un débit rapide. Et c’est ainsi que MC Eric a su s’imposer comme l’un des rappeurs les plus talentueux de sa génération.
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Puis passèrent d’autres modes et d’autres styles musicaux. Mais que restait-il à nos musiciens du milieu du XXIème siècle ? Leurs prédécesseurs avaient, tour à tour, détruit la structure tonale, la mélodie, le chant, jusqu’à effacer la musique elle-même. On tenta ensuite de retrouver le rythme des origines, la première musique de nos ancêtres homo-sapiens. Les recherches en musicologie préhistorique avaient alors beaucoup progressé. On connaissait le type d’instruments qu’utilisaient nos aïeuls même si bien-sûr, il serait à jamais impossible de découvrir le type de musique qu’ils jouaient. Très vite, les découvertes des scientifiques intéressèrent les compositeurs et certains d’entre-eux créèrent des œuvres qui allaient révolutionner l’art de ce siècle. Concerto pour flûtes en os de vautour et orchestre, quatuor pour rhombes de bison et phalanges de renne, pièces jouées de préférence dans des grottes et autres sites paléolithiques, face aux peintures rupestres puisque l’on avait sans doute dû, à une époque très reculée, jouer face aux animaux dans une tentative de conciliation des forces de la nature. Mais ce n’était pas encore suffisant et on remonta encore davantage dans le temps, pensant retrouver le rythme humanoïde premier. On créa de la musique en frappant des objets, morceaux de bois ou galets, l’un contre l’autre, et on en vint finalement à l’utilisation du corps, tapant des mains, des pieds ou sur toute autre partie du corps. Rythme simple mais qui ravissait les puristes et les chercheurs d’absolu. Peu à peu, le grand public fut aussi conquis par ces nouvelles formes musicales. L’un de nos grands créateurs de musique expérimentale créa ainsi « Culte binaire » pour mains seules, pièce qui explorait l’ensemble des possibilités offertes par le corps comme caisse de résonance.
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Après tant et tant de siècles de tâtonnements, l’homme est finalement arrivé au bout de sa quête : le rythme, aussi simple que peut l’être un battement de cœur, est en tout et le monde entier est rythme binaire.

La quête musicale
- Post author:fblazquez
- Post published:décembre 31, 2021
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