L’homme, assis sur le promontoire rocheux, contemplait la ville qui s’étendait à ses pieds. En contrebas, des rangées de maisonnettes toutes identiques se pressaient le long de rues défoncées. Au-delà, s’étendait la mine à ciel ouvert, gigantesque excroissance, telle une verrue sur la terre-mère. C’étaient donc là où croupissaient les hommes-taupes. Ces hommes qui creusaient la terre pour en extraire leurs si précieux lingots. Ainsi s’écoulaient les jours et les nuits de ces esclaves noirs des maîtres blancs.
Il fut pourtant un temps où son peuple errait seul dans ces immenses territoires. Présents depuis l’aube des temps avant que n’arrivent par vagues successives, les Khoï, les Bantous puis les Blancs qui les reléguèrent sur les terres les plus arides. Mais eux au moins ne furent jamais soumis. Car qui aurait voulu vivre dans ces déserts de pierres et de dunes où ne survivent que les scorpions et où ne poussent que des arbres rachitiques ? En tout cas pas les Blancs, toujours à la recherche de bonnes terres fertiles pour faire paître leurs troupeaux. Jadis, son peuple n’aurait jamais consenti à travailler au fond de la terre pour un toit et une misérable pitance. Car ils étaient des hommes libres. Même leurs voisins Khoï, les pasteurs, étaient esclaves de leurs animaux. Mais pas eux, pas le peuple qui suit l’éclair. Jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce que les Blancs s’emparent de leur désert et y creusent des trous pour en extraire des cailloux. Jusqu’à ce que le gouvernement les exile dans une réserve, comme des animaux. Comme les animaux du parc voisin où des touristes fortunés viennent photographier les lions et les éléphants. Où de riches chasseurs viennent tirer le buffle et le grand koudou. Eux aussi, on venait les photographier, observer leurs coutumes, en tours organisés pour des Blancs gras et roses. Quelques centaines d’hommes et de femmes, tout au plus, et toujours moins d’enfants, voilà tout ce qui restait de son peuple. Moins de terres pour chasser, moins de gibier désormais parqué dans ces parcs de loisir. Mais l’homme ne veut pas, il refuse de se soumettre. Jamais il n’acceptera l’esclavage, la domination des anciens maîtres blancs et des nouveaux maîtres noirs. Vivre dans ces lieux serait pire que la mort. D’ailleurs, beaucoup de ses frères, attirés par les lumières de la ville comme des papillons par le feu, s’y sont brûlé les ailes. Engloutis par le monstre, morts au fond du trou, malades, ravagés par l’alcool. Mais peut-être pourra-t-il voir son fils. C’est pour cela qu’il a tant marché, N’Ko, pendant des jours et des nuits depuis sa lointaine terre, depuis ses dunes tant aimées. Son fils, à peine pubère, qui décida un jour de partir. Qui était parti un petit matin frais, chargé comme du bétail dans le camion de la compagnie minière et qui n’est jamais revenu. Où est-il, son fils ? Est-il seulement encore vivant ?
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Le jeune garçon, une bouteille de mauvais alcool à la main, avait tourné son regard vers le désert, vers la colline pelée que tous appelaient la montagne. Il n’avait encore jamais gravi la montagne, N’Kon-Qui, à quoi bon ? Qu’aurait-il pu y trouver qu’il ne connaisse déjà ? Le désert, la réserve qu’il avait tant voulu fuir. L’existence misérable de son père. Cette nourriture qu’il faut aller chercher chaque jour. Cueillir des tubercules, comme sa mère, chasser l’impala comme son père ? Boire de l’eau saumâtre dans des points d’eau toujours moins nombreux ? Vivre, ou plutôt survivre comme les plus misérables des hommes, comme la lie de l’humanité ? Non, il vivait désormais comme un homme, comme ces Bantous qu’il admirait, et il y avait parmi eux tant d’hommes riches et puissants. Comme eux, il allait au temple écouter le sermon du pasteur, confesser ses fautes, manger l’hostie. Il avait oublié, ou il tentait d’oublier, les esprits de ses ancêtres qui, durant toute son enfance, l’avaient protégé. Mais ils n’étaient pas le vrai dieu, pas plus que les esprits des rochers et des sources, ce n’étaient que des fantômes, ce n’étaient que des simulacres. Il le savait désormais, il n’y avait qu’un seul et unique dieu véritable. N’Kon-Qui avala d’un long trait le fond de la bouteille et la projeta contre une carcasse rouillée de voiture. En contemplant la montagne, lui vint soudain la vision de son père, vieillissant mais encore fort. Où donc pouvait-il être en ce moment ? A la chasse, sans doute. Une pensée fugace lui traversa pourtant l’esprit. Et s’il était là-haut, assis sur ce rocher, et si son père le regardait ? En songeant à son enfance, avant que son peuple ne soit parqué dans la réserve, une larme coula le long de son nez. Il avait toujours bougé, il ne connaissait du monde que l’errance et il avait été heureux, lui semblait-il. Sa mère l’avait porté sur son sein des années durant, jusqu’à ce qu’il soit sevré, et ainsi avait-il été bercé au cours des longues marches à la recherche de tubercules, de fruits et de menus insectes. Désormais, il ne bougeait plus, il travaillait du lever au coucher du soleil pour une maigre pitance, mais il y avait des compensations, les filles bien-sûr, au bordel de la compagnie, mais c’était un plaisir bien onéreux et il ne pouvait se l’offrir que rarement ; la bière, et puis ce tord-boyau qui le menait tellement vite à l’inconscience. C’était comme lorsqu’il dansait pour son maître, le chaman, car lui aussi aurait pu devenir un chaman respecté. Alors il oubliait tout, n’existait plus ni désert, ni passé, ni présent, alors il devenait chacal, alors il devenait guépard. Avec l’alcool aussi, l’effet était même plus rapide mais le réveil beaucoup plus difficile, il était malade, il vomissait. Il ne s’était pas encore habitué comme ses voisins de dortoir, les Bantous, qui buvaient depuis des années. Oui, il avait été heureux.
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N’Ko se leva enfin. Son fils n’était plus de ce monde, il en était désormais certain. Il avait été englouti par le monde des Blancs et plus jamais ne reviendrait au village. Lui non plus ne retournerait plus à la réserve, plutôt errer dans ces étendues désertiques où son peuple avait toujours vécu, aussi loin que les Anciens se souviennent. Plutôt vagabonder, encore et toujours, jusqu’à ce que la mort le prenne, car c’était la vie qu’il aimait, car c’était son destin.
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N’Kon-Qui revint à pas lents vers le dortoir qu’il partageait avec trente-neuf autres travailleurs. Deux rangées de dix lits superposés, où il occupait une couchette inférieure, au centre de la pièce. Dehors, des lavabos qui avaient dû être neufs lorsque la mine avait ouvert, des années plus tôt, et des toilettes toujours bouchées. Mais N’Kon-Qui préférait toujours s’éloigner dans le bush, malgré les quolibets incessants. On le traitait d’homme de la brousse, de sauvage illettré, c’est tout ce qu’il représentait aux yeux des Xhosas, Zoulous ou autres Tswanas. Les Blancs, puis les Noirs, l’avaient toujours considéré comme une croix dans une case, ils l’avaient catalogué, niant son individualité, niant son humanité. Il n’était plus un homme. Sans doute l’avait-il été lorsqu’il était plus jeune, lorsqu’il menait avec les siens une existence nomade, protégé par le clan.
Louis, le contremaître, l’interpella. Le camion allait bientôt arriver et il n’était pas encore prêt. Va chercher tes outils, ton casque, hurla-t-il. L’alcool avait déjà fait son effet, il ne ressentait plus les humiliations.
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L’homme avançait d’un bon pas, l’arc à la main, à la recherche de gibier. Il devenait de plus en plus difficile de trouver de bonnes prises. Les Blancs étaient venus avec leurs camions et avaient embarqué tous les grands animaux pour les parquer dans leurs réserves. Puis étaient venus les braconniers, hommes de toutes les couleurs, sans foi ni loi, qui tuaient pour quelques trophées ridicules. Pour des défenses et des cornes. Pour de l’argent. Et, toujours, ils abandonnaient de la bonne viande aux vautours et aux hyènes. N’Ko ne les respectait pas, mais il respectait toujours ses proies. Il leur parlait, leur demandait pardon, invoquait les esprits de ses ancêtres avant de décocher ses flèches. Et c’est alors qu’il la vit, l’empreinte du gemsbok, l’oryx, aux longues cornes droites et effilées, au masque noir et blanc. Il savait où il pourrait le retrouver : au soleil couchant, il irait boire au point d’eau, celui qui est entouré de trois acacias squelettiques. Lui au moins n’avait pas besoin de GPS, comme ces chasseurs blancs pour lesquels il avait parfois fait le pisteur. Lui savait lire les traces et il savait aussi se diriger la nuit en suivant les étoiles. Il partit au pas de course, volant presque sur les cailloux pointus. Lorsqu’il fut en vue de la mare, il s’arrêta. A pas lents, il la contourna, se plaçant face au vent. L’animal ne le sentirait pas. Il fit enfin halte à trente pas. Il ne pouvait le manquer.
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N’Kon-Qui levait et abaissait la pioche en cadence. Cela faisait déjà des heures qu’il travaillait ainsi, ruisselant de sueur, afin de dégager des blocs de roches qui seraient ensuite chargés sur des chariots et remontés à la surface. Il s’arrêta quelques instants pour étancher sa soif. Sa bouche, sa gorge étaient en feu. Il ne pouvait penser à rien, il goûtait les vagues d’eau qui glissaient dans son œsophage. Il n’avait jamais rien bu d’aussi bon. C’est alors qu’il entendit un hurlement dans ses oreilles. « Uit, uit ». Dehors, dehors. Il comprit qu’il fallait sortir de cet antre dès que possible. Il se retourna et trébucha contre un bloc rocheux. Il ne put se retenir aux parois humides et s’empala sur sa pioche. Le fer lui traversa le cœur et il mourut presque instantanément. La dernière vision qu’il emporta de ce monde fut une prison noire, humide et poussiéreuse.
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Au même moment, la flèche de N’ko se ficha dans le cœur du gemsbok qui tituba quelques secondes avant de s’écrouler dans la mare boueuse. L’homme remercia l’animal de lui avoir fait don de sa chair et de son esprit. Il remercia la terre nourricière. Ainsi, il repartirait plus fort. Lui vint alors l’image de son fils et il sut que l’esprit de N’Kon-Qui veillerait sur lui et il fut rassuré. Puis, le dernier nomade repartit par les dunes, son arc à la main.