Comment re-humaniser l’art ?

Comment re-humaniser l’art ?

Qui était Jeanne Lamotte ? Qui se souvient encore d’elle, de celle qui fut l’égérie de toute une génération d’artistes ? Que reste-il de son art, de nos jours ? Le temps a sans doute lentement défraîchi les couleurs de ses toiles, érodé le granit de ses statues.

Jeanne avait pourtant fait la fortune des grands galeristes de son temps. C’est que son art se voulait révolutionnaire et le fut véritablement. Personne avant elle n’osa aller aussi loin dans la constitution de tableaux vivants, remettant ainsi l’être humain au cœur de ses créations. Il y en a eu certes beaucoup, de ces révolutions artistiques, au cours des siècles : la perspective, le clair-obscur… Plus près de nous, l’éclatement des formes par les impressionnistes, fauves ou cubistes. Puis il y eut la mise en scène d’artefacts usuels (la fontaine de Marcel Duchamp), suivie peu après par l’entrée en force de la société de consommation et du spectacle par les artistes américains. L’une des grandes lignes de force de ces deux derniers siècles fut, après la disparition de Dieu, la disparition de l’homme. On a parlé de déshumanisation de l’art. Mais l’art reflète la société de son temps. Et, en ce temps-là, il se fit le témoin de la décadence d’une civilisation exclusivement tournée vers le paraître. Une société avide de modernité, de nouveauté, rejetant toute transcendance.

On commença ainsi à faire des taches sur les toiles, on déconstruisit les êtres et les choses en de multiples fragments, on peignit de grands aplats noirs avec un point blanc au milieu, puis de grands aplats blancs avec un point noir au centre. On lacéra les toiles. Les plus éminents penseurs dissertèrent sur tous ces fameux artistes qui se plagiaient les uns les autres, depuis les toiles monochromes blanches (carré blanc sur fond blanc) et noires de Malevitch aux toiles monochromes bleues d’Yves Klein. On appela cela suprématisme (Malevitch), expressionnisme abstrait (Pollock), pop art (Warhol, Lichtenstein). Or tout ceci était encore trop lié à l’homme. Lorsqu’un artiste eut l’idée de mettre sa merde en boîte (Manzoni), un concurrent déversa une tonne de bouse de vache dans une salle d’exposition. Cela n’était finalement qu’une variation sur un même thème : construire la modernité sans l’homme. On tenta aussi d’éliminer les artistes professionnels, avec des enfants (supposés être toujours géniaux), des animaux (singes ou éléphants savants) et des célébrités (car leur seul nom faisait vendre), mais les galeristes étaient toujours à la recherche de nouveaux talents. Et de talents originaux. Car seule l’originalité faisait vendre.

On crut atteindre la fin de l’art en exposant des toiles vierges de toute trace peinte et des socles n’exposant que le vide. Le néant comme ultime forme artistique. Il n’y avait certes plus de trace humaine, mais même plus de trace du tout. L’art avait abouti au non-art. Mais le public avait aussi déserté totalement galeries et musées, désormais uniquement fréquentés par une micro-élite discourant sur elle-même.

Alors survint la révolution lamottienne. Jeanne voulait retrouver l’humain. Mais elle choisit de montrer un humain martyrisé, écartelé, éventré. La face noire de l’homme. L’humain brut, ou celui qui est passé de l’autre côté du miroir.

Jeanne avait réussi à convaincre les autorités carcérales de quelques États américains de lui céder leurs condamnés à mort, juste avant leur exécution. Elle pensait que cette nouvelle esthétique redonnerait au grand public le goût de l’art : il fallait pour cela une figure avec laquelle il puisse se reconnaître, s’identifier. Il fallait une œuvre dans laquelle le public soit capable de reconstruire une histoire, d’y retrouver des repères, une œuvre capable de provoquer une émotion profonde et sincère.

Et c’est ainsi que Jeanne recréa des œuvres vivantes où elle mettait ses personnages en situation, en direct devant le public. Elle se spécialisa dans les œuvres religieuses : Saint Sébastien attaché à un poteau, transpercé de flèches, puis tué à coup de verges ; et des saints céphalophores comme St Denis, portant sa tête entre ses mains… Chacun y trouvait son compte. Les autorités pénitentiaires écoulaient sur le marché quelques-uns de leurs prisonniers les plus embarrassants et nettoyaient ainsi leurs couloirs de la mort ; les prisonniers avaient enfin leur minute de gloire, atteignant une certaine forme d’immortalité ; et le public était ravi de cet art à nouveau compréhensible. Une fois le spectacle vivant perpétré, un taxidermiste entrait en jeu et figeait à jamais le Saint Sébastien transpercé ou le Saint Denis décapité. Les salles d’exposition se remplissaient, et la cote de Jeanne Lamotte s’éleva rapidement. Certaines de ces œuvres s’arrachèrent à prix d’or par des collectionneurs privés avisés. C’est que l’engouement pour cet art nouveau n’allait pas se démentir pendant deux ou trois décennies. Jeanne eut de nombreux émules mais aucun d’entre eux n’atteignit jamais l’intensité expressive de son art. En femme d’affaires avisée, elle octroya cependant quelques franchises à ses plus proches collaborateurs et mourut à un âge avancé, immensément riche.

Et puis le temps passa, le public se lassa. Il fallut bien passer à autre chose et l’œuvre de Jeanne Lamotte tomba peu à peu dans l’oubli. Elle fut redécouverte récemment mais il est vrai que ses créations, empoussiérées et dégradées par l’humidité des caves muséales, ont mal vieillies. On les contemple désormais comme un témoignage historique, vestige de l’égarement des hommes qui avaient un temps oublié que l’humain doit être au centre de toute véritable œuvre d’art et qui tentèrent maladroitement de le remettre à l’honneur. De nos jours, plus personne n’essaye de révolutionner la peinture ou la sculpture. Les artistes tentent humblement de retrouver la puissance et la majesté des statues de Phidias ou encore les effets de clair-obscur de Georges de La Tour. Tout écart avec les formes classiques de la sculpture et de la peinture est désormais sanctionné. Car l’homme n’est-il pas la mesure de toutes choses ?

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