Le touriste à travers les âges

Le touriste à travers les âges

En cette fin de XIXème siècle, Jules et Marie n’avaient jamais pris de vacances. Le mot même leur était d’ailleurs presque inconnu. Sans doute était-ce une mode aristocratique, les nobles et riches bourgeois pouvant se permettre de passer des mois ou des années en villégiature dans les villes d’art italiennes ou, pour les plus aventureux, dans la cosmopolite Alexandrie ou l’exotique Constantinople.

Mais Jules et Marie n’en avaient pas besoin. Dans leur campagne reculée de Creuse, trop occupés aux soins donnés aux animaux, à l’entretien de leur lopin de terre, ils n’avaient pas un seul jour à consacrer au loisir. Du monde, ils ne connaissaient d’ailleurs que leur petit chef-lieu. Ils se reposaient lorsque les travaux agricoles le leur permettaient et les veillées entre voisins étaient la seule réponse à leurs besoins d’activités sociales et d’évasion.

Puis vinrent le Front Populaire et les congés payés. Léon, le petit-fils de Jules et de Marie, monté de Creuse à Paris pour faire le maçon sur les nouveaux chantiers de la capitale, fut le premier de la famille à en profiter. A 35 ans, déjà usé par 20 ans de labeur, il emmena sa petite famille, Maman et les quatre enfants, dans un train bondé, pour une semaine de vacances sur les plages de Normandie. Ah ces premières vacances ! La découverte de l’océan, la morsure du soleil sur les bras nus, le crissement du sable sous les pieds ! Illusion d’un bonheur éphémère avant la déflagration qui allait embraser le monde. Léon revint à Paris régénéré, prêt à repartir pour une année de servitude, servitude nécessaire pour nourrir ses enfants.

L’année suivante, ce fut le retour en Creuse, dans la ferme familiale. Ses parents et sa grand-mère Marie étaient encore de ce monde. On montra les vaches aux enfants, ils apprirent leurs noms, les menèrent au pré, burent leur lait au sortir du pis. Mais Léon ne survécut pas au premier mois de guerre. En tombant sur le champ de bataille, sa dernière pensée fut pour une immense étendue d’eau aux aiguilles d’argent qui scintillaient sous le soleil couchant.

Valérie, petite-fille de Léon épousa Maxime, cadre moyen dans la communication. Cela faisait bien longtemps que la famille n’allait plus en Creuse. Valérie, encore enfant, y passait pourtant toutes ses vacances d’été. La petite ferme appartenait désormais à Georges, l’un de ses cousins germains, un plouc qui n’avait jamais quitté le village. Valérie et Maxime formaient un couple citadin, moderne, cosmopolite, désireux de connaître le monde. Avec Kevin, leur fils unique, ils « firent » ainsi la Tunisie, la République dominicaine et la Turquie, une semaine tout compris à la plage. Oh, et parfois avec quelques excursions en sus, car il faut bien approcher les vrais gens : désert en 4×4, santeria, Cappadoce… Mais leur grand œuvre fut la découverte des capitales culturelles de l’Europe, 8 villes en 5 jours. Si, si, cela est possible, Valérie, Maxime et Kevin l’ont fait.

Évidemment, du monde, Valérie n’a rien connu ou si peu, emmenant dans ses bagages ses préjugés et refusant de s’ouvrir à ces peuples exotiques si vite croisés.

Jamais Valérie n’eut conscience de se faire conduire à ses quelques semaines de repos obligatoire comme des vaches limousines à l’abattoir. Car elle était conditionnée pour se regrouper avec ses congénères sur les autoroutes, les plages, les pistes de ski ou les circuits exotiques low-cost. Elle pouvait ainsi se « ressourcer » avant le retour au labeur auprès de ses maîtres.

Lorsque le fils de Kevin, Warren, eut l’âge de partir seul en vacances, le paysage terrestre avait été irrémédiablement modifié par la société des loisirs. Nous étions alors dans les années 2030. Pas une plage ou un site naturel qui n’ait été bétonné. La foule était telle sur ces lieux que l’accès se faisait à tour de rôle, en fonction de l’initiale du nom de famille ou par tirage au sort. Quelques aires naturelles préservées montraient encore quelques exemplaires de faune et de flore aux troupeaux humains acheminés par ponts aériens. C’est ainsi que Warren, célibataire endurci, découvrit l’Amazonie, ses dernières tribus « sauvages », jalousement préservées par la FUNAI et put voir le dernier couple de dauphins roses avant l’extinction totale de l’espèce.  Warren l’aventurier était parti seul, sans compagne ou ami, mais dans un groupe d’une centaine de personnes. Rares étaient ceux qui pouvaient échapper à cette massification des loisirs. La Disneylandisation du monde était alors très largement engagée.

Il fallut attendre encore 40 ans pour qu’elle soit enfin totalement achevée. Le petit neveu de Warren (Warren n’avait jamais eu d’enfants) était d’ailleurs lui-même propriétaire d’un parc d’attractions. Étrange généalogie que celle de cette famille, de l’ancêtre Jules, l’agriculteur, à son lointain descendant, Julien, le patron du Papou Park ! Il n’existe désormais sur la terre plus un seul lieu qui échappe à la standardisation des loisirs. La Nouvelle-Guinée Papouasie possède ses propres parcs anthropologiques, tautologiquement dédiés à célébrer les cultures autochtones, cultures passées par le filtre du spectacle afin d’être plus facilement digérées par les touristes du monde entier. D’ailleurs il ne s’agit que d’un parc fossile puisque toutes ces cultures sont depuis longtemps moribondes, préservées pour le seul plaisir des hordes étrangères. L’Équateur possède son Galapagos Turtle World où sont religieusement conservées les dernières tortues géantes. Le Chili a fait de même avec l’île de Pâques et son gigantesque Mo’ai Park. Même l’île Robinson Crusoé, dans l’archipel Juan Fernández, est devenue un parc d’attraction, Robinson et Vendredi, consacré à l’œuvre de Daniel Defoe. L’attraction principale est un confinement de trois jours dans la partie la plus isolée de l’île, en totale solitude. Peu de touristes sont arrivés au bout de cette terrible épreuve. En Amazonie, la FUNAI a recréé le monde perdu des Tupi-Guarani au sein de villages tapis dans une jungle artificielle. L’Afrique du Sud conserve jalousement ses derniers éléphants semi-sauvages, surveillés 24 heures sur 24 par des gardes surarmés, au sein d’un mini-parc Kruger entouré de villes nouvelles et de centres commerciaux. Il faut dire que des braconniers ont tué, trois ans auparavant, le dernier couple de rhinocéros blancs (les noirs ont disparu depuis longtemps de la surface de la terre) du parc. Le Népal a, lui aussi, profité de ce boom touristique, installant des via ferrata sur tous ses 8000, bien aidé en cela par le réchauffement climatique et la fonte des glaciers.  Comptez 10 ans d’attente pour pouvoir faire partie d’une expédition (l’Everest a cependant été fermé pour un nettoyage complet). En Argentine, les touristes peuvent encore aller voir tomber dans les eaux glacées du détroit de Magellan les derniers glaçons des glaciers patagons. L’Antarctique, longtemps destination à la mode, est désormais surbookée. Comme les barrières de corail sont depuis longtemps mortes, sous l’accumulation des déchets humains, certains pays comme l’Australie organisent des tours autour des îles artificielles formées par les déchets en plastique. A l’instar des Uros, sur le lac Titicaca, on a créé sur ces îles un centre d’interprétation construit en résine plastique.

Voici donc le monde qui a été légué par Jules à Julien, son lointain descendant, deux siècles plus tard. Alors que Jules ne prenait jamais de vacances, on pourrait dire que Julien, le patron du Papou Park, vit continuellement en vacances. Et pourtant, où peuvent encore aller les aventuriers comme lui, les routards de ce XXIème siècle finissant ? Quelles destinations terrestres non encore foulées par les troupeaux humains ?

Désormais, dans notre beau pays de France, le dernier, l’ultime refuge, ce sont les campagnes désertifiées de la Lozère ou de la Creuse. Pour quelques francs, on peut y louer un hameau, s’abandonner au silence et à la solitude, réapprendre l’art perdu de ne rien faire. C’est ainsi que Julien passe ses jours de congés dans l’ancienne ferme de Jules, de Marie, puis de George, ses aïeux, sur ce petit bout de terre délaissé par les foules, où il peut enfin oublier qu’il a été et redeviendra bientôt un homo turisticus.

 

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