Comment perdre sa vie tout en essayant de la gagner

Comment perdre sa vie tout en essayant de la gagner

Paul avait obtenu cet emploi aidé grâce à un programme gouvernemental. Il était agent de soutien.  De soutien à quoi ? Paul n’a jamais exactement compris de quoi il s’agissait, peut-être de soutien aux élèves des collèges, peut-être était-il pion, comme on appelait alors les surveillants, peut-être était-il assistant, après tout, on est toujours l’assistant de quelqu’un. Il y passa de longues, de très longues années, dans son collège. C’est d’ailleurs là qu’il fit la connaissance de Marie, la belle Marie, toute mignonne dans sa robe blanche d’été, qui était elle-même coordonnatrice. Vous vous demanderez : coordonnatrice de quoi ? Elle aussi, d’ailleurs, elle se l’est toujours demandé. Elle devait coordonner les petites classes, lui avait-on dit.

En ce temps-là, le chômage était très élevé, conséquence, disaient certains, de la mondialisation ou de la spécialisation du travail. L’État devait tout faire pour tenter de le réduire afin d’apaiser les tensions sociales (de fait, pour éviter que trop de citoyens n’aient trop de temps libre pour penser, cela aurait été vraiment dangereux) et il avait mis en place des programmes d’aides à la réinsertion des chômeurs de longue durée. Il y en avait pour tous les goûts, de ces emplois aidés, des agents de soutien, de coordination, d’assistance, d’orientation, de gestion locale, de… D’ailleurs, dans l’ensemble de la société, maints emplois emplissaient depuis longtemps les interstices de la vie économique. Emplois inutiles, disaient certains, superfétatoires, mais emplois issus de la complexité même de notre vie moderne, petits boulots créés pour pallier le manque de temps de l’homme moderne, de l’homme pressé.

En ces années-là, le travail était la principale, sinon l’unique, préoccupation des femmes et des hommes, on glosait jour et nuit sur son origine, son histoire, on écrivait de multiples histoires du labeur à travers les âges, les débats télévisés sur les mesures gouvernementales qui pourraient permettre le plein emploi faisaient florès. Contre la tendance générale de sanctification du travail, s’élevaient parfois des voix hérétiques pour prôner un retour au temps d’avant, d’avant les religions monothéistes (la chute d’Adam a précipité les humains dans une vie de labeur), d’avant la révolution néolithique (la sédentarisation, la maîtrise de l’agriculture et de l’élevage, la division du travail ont complexifié la vie et à jamais aliéné les hommes).  Ah les naïfs !

Loin de ces débats oiseux, Paul et Marie, Marie et Paul, vécurent ainsi de longues années, alternant emplois précaires et jobs intérimaires dans la grande ville. Sans doute au fil du temps, le sentiment d’exclusion disparut-il puisque de plus en plus de gens, notamment parmi leurs voisins et amis, ne trouvaient pas d’autres emplois. Comment en serait-il autrement, si le vrai travail était réservé à une petite élite, si le vieillissement de la population entraînait toujours davantage de ces emplois d’assistance dont Marie et Paul étaient coutumiers ?

Paul et Marie eurent un fils. Ils n’auraient pas dû et ils le savaient, car quel avenir pouvaient-ils lui préparer ? Pour lui, seraient-ils capables de rompre la malédiction de leur condition, de l’élever dans l’échelle sociale, pourraient-ils lui payer seulement des études ?

Ainsi vécurent-ils toutes ces années, Paul et Marie, sans grandes joies ni grandes peines, leurs petites vies d’agent de soutien et d’assistante, après le collège, ce fut l’hôpital puis, lorsque l’État fut contraint de réduire ses dépenses d’éducation et de santé, ils trouvèrent à s’employer chez un couple de riches et vieux industriels. Et, lorsqu’ils furent vieux, l’État leur octroya une très modeste pension.

Alors, pour la première fois peut-être, se retournèrent-ils enfin vers leur vie passée. Vie de merde, se dirent-ils, qu’avons-nous donc fait de notre vie ? Valait-elle la peine d’être vécue ? Avons-nous seulement été heureux ? Nous nous sommes aimés, se dirent-ils, et notre amour a donné naissance à un fils magnifique. Oui, mais le travail, qui a occupé le tiers de notre vie ? Oh, ce travail ! Eh bien, peut-être de brefs instants épars, un regard ou un sourire de la part d’un enfant ou d’un vieillard reconnaissant. Mais est-ce que cela seul peut justifier une vie de labeur ?

Lorsque Paul mourut, pauvre, Marie n’eut pas de quoi payer l’enterrement. Mais elle se dit qu’au moins l’État assurerait sa mise en fosse commune. L’État était généreux, elle devait bien le reconnaître. L’État-providence leur devait bien ça.

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