C’est l’histoire de René qui, au cours de sa vie, a toujours agi comme les autres. Tout petit déjà, il bêlait dans son berceau plus fort que ses congénères. Plus tard, à l’école, il avait des notes dans la moyenne, non pas parce que son intelligence et son goût du travail ne lui auraient pas permis de mieux faire, mais parce qu’il aurait été inconvenant de ne pas faire partie du groupe et que les meilleurs de la classe sont toujours ostracisés. A l’âge adulte, il épousa une fille de son âge, de sa classe de fac, de son milieu social, partageant les mêmes goûts et les mêmes valeurs, comme tous ceux qui s’apparient sélectivement. Ils eurent deux enfants, dans la moyenne démographique. René obtint un boulot typique de bureaucrate de la classe moyenne. Il évita toujours consciencieusement de trop progresser dans la hiérarchie, car il était prêt à marcher sur les pieds de ses collègues, mais pas trop lourdement. Au bout de quelques années, il acquit un pavillon de banlieue. Tous les ans, la petite famille se rendait dans le même camping, afin de retrouver les mêmes vacanciers avec lesquels une sorte d’amitié née de l’habitude s’était progressivement établie. La retraite venant, René, devenu gros et chauve, passa les dernières années de sa vie à cultiver son jardin, comme tous ses voisins, et mit un point d’honneur à disparaître comme tout le monde, d’un cancer du poumon.
Vous-êtes-vous déjà demandés quel est l’animal le plus proche de l’homme ? Serait-ce le chimpanzé ? Ou le chien ? Mais non, c’est le mouton, bien-sûr. L’un des premiers à avoir été domestiqué par l’homme aux premiers temps de l’humanité. Nous sommes d’ailleurs si proches que, lorsque nous sommes en société, nous adoptons même son nom. L’ovis latin est en effet devenu ouaille, qui signifie le troupeau, la communauté chrétienne soumise à son chef spirituel, le pasteur. Comme chez l’homme, tout est bon dans le mouton : lait, viande, peau, laine, chez l’un ; force de travail, temps de loisir, conscience chez l’autre.
Car nous aussi sommes des animaux grégaires, très grégaires même. Nous aussi possédons un fort instinct hiérarchique. Nous aussi aimons suivre docilement un meneur aux larges cornes qui nous emmène brouter sur de nouveaux pâturages, là où nous pourrons enfin nous unir aux brebis du troupeau pour fabriquer de petits agneaux qui se feront sans doute bouffer un jour par les loups. On peut lui faire faire n’importe quoi à l’homme-mouton, jusqu’au suicide collectif, si le meneur en décide ainsi, s’il se jette la tête la première dans le précipice. D’ailleurs, l’homme-mouton est la meilleure matière première possible pour les sacrifices. Cela remonte à la nuit des temps, mais désormais on ne sacrifie plus que des soldats bêlants sur l’autel de la stupidité humaine.
Le grégarisme, cette tendance à se regrouper en sociétés plus ou moins structurées, va donc aussi de pair avec la soumission à un leader. Et l’histoire ne manque pas de ces béliers charismatiques, depuis Moïse qui conduisit son troupeau sur les riches plaines de Canaan, la terre promise. Mais lui-même, le mâle cornu, interdit à son peuple d’adorer le veau d’or. Puis, de rois en empereurs, de dictateurs en tortionnaires, l’homme continua à se complaire dans cette domination et même à la rechercher, lorsque son maître lui donnait quelque liberté. Puisque les autres de son espèce suivent, pourquoi ne devrait-il pas suivre, lui aussi ?
Au XIXème siècle, nous avons eu un dictateur corse pour lequel des centaines de milliers de grognards se sont sacrifiés dans les plaines russes. Puis, au siècle passé, ont suivi Hitler, Staline, Mao ou encore Pol Pot. Comment comprendre qu’un peuple entier ait pu suivre, parfois avec enthousiasme, ou pour le moins accepter volontairement, les abominations d’un petit caporal à moustache ? Ne partageons-nous pas avec nos cousins les moutons un peu de cet instinct qui recherche la protection d’un leader, surtout lorsque nous croyions nous sentir menacés par quelque danger (l’animosité d’une peuplade voisine, la crainte des prédateurs) ? Ne partageons-nous pas, nous les humains, avec nos cousins les ovins, ce trait fondamental de notre espèce ?
Pas tout-à-fait car ce qui nous différencie de nos cousins mammifères, c’est que l’instinct grégaire, chez l’homme, contrairement au mouton, entraîne ce désir de servitude volontaire. La Boétie s’interrogeait déjà : comment peut-il se faire que « tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ? » Et il poursuivait en expliquant que cette servitude était contraire à l’état de nature car un animal ne peut s’accoutumer à servir, qu’avec protestation d’un désir contraire… ». Il s’agit bien d’un fait culturel qui nous éloigne de nos cousins du règne animal. Et quelle en est la cause première ? L’habitude, car l’homme est né serf, a été élevé dans la servitude et a oublié qu’il a été libre, un jour…
Loin des berges de la grande histoire, n’avez-vous jamais assisté à l’un de ces événements terribles causés par le comportement ovin de nos semblables ? Des hooligans, menés par un chef de bande au front bas, qui lynchent un supporter du club adverse ; des hommes, des femmes, des enfants embrigadés par un chef de secte, par un leader religieux, la tête farcie d’absurdités, incapables de penser de manière autonome et ainsi conduits à commettre les pires atrocités ou à se suicider collectivement ; mais aussi des investisseurs financiers créateurs de bulles spéculatives ; ou encore de paisibles bourgeois qui fustigent celui qui ne leur ressemble pas comme des Mérinos ostraciseront des Blackface importés. C’est qu’il ne faudrait pas que le Blackface s’accouple avec une Mérinos et remette en question la pureté de la race…
Mais, chose curieuse, l’homme, le mouton et tous leurs semblables n’agissent pas ainsi pour sauvegarder la survie de l’espèce mais pour leur propre survie. En se rapprochant des autres, en adoptant le point de vue de la majorité, sous la tutelle autoritaire d’un chef, chacun d’entre eux croit augmenter ainsi ses chances de survie. A la base de l’instinct grégaire, il y a cet instinct égoïste de survie.
Avec l’ovinisation croissante de la race humaine, l’homme s’est non seulement dénaturé mais aussi déshumanisé. En devenant ouailles, soumis au bon vouloir de son pasteur, il a perdu de son individualité, il n’est désormais plus qu’un élément non-pensant dans un ensemble beaucoup plus vaste qu’on appelle catégorie, race, religion ou société. Ou encore un simple rouage mécanique dans notre société technologique.
Comment ne pas le comparer à certains de ces peuples, parfois aujourd’hui disparus, que l’homme occidental appelait « sauvages », vivant à la lisière de notre monde, en petits groupes nomades se déplaçant au gré des vents, des saisons, des troupeaux. Sans chef, maîtres de leur propre destin. Qui sont les plus humains ? Eux ou nous ?
Et puis, de nos jours, même si dans les sociétés occidentales, tyrans et dictateurs ont à peu près disparu, voyez quand même ces troupeaux menés par les souterrains de nos grandes villes, par des convois que l’on appelle métros, vers ces tours de verre et d’acier où se consumera leur vie, qu’ils passeront dans des bureaux aveugles devant un écran d’ordinateur qui leur renverra leur image dégradée, à accomplir des tâches inutiles, vides de sens, qu’ils n’aiment pas. Voyez ces foules qui s’agglutinent sur les autoroutes puis sur les plages pendant les mois d’été, ou encore au spectacle, pour profiter de ces quelques instants de liberté que leur ont généreusement octroyés les maîtres des attractions, successeurs des tyrans d’antan, de nos jours grands patrons ou éminents politiciens. Ces foules qui se précipitent à leur travail et à leur loisir obligatoire comme les moutons à l’abattoir. Ces foules aliénées qui exigent toujours moins de liberté, qui se soumettent avec enthousiasme à l’esclavage de la religion, du travail, du loisir, de l’argent, de cette société de consommation qui marchande leurs corps et leurs esprits, de la loi toujours plus envahissante.
L’homme-mouton grégaire est né esclave, seul est libre le loup solitaire.