Moshe Goldberg se leva très tôt, comme tous les matins.
Du seuil de sa maison, il admira le lever de soleil sur les monts de Judée. Le désert s’étendait bien au-delà de l’horizon, loin derrière les collines pelées. En contrebas de l’implantation, les champs de tomates, de fraises et de melons contrastaient avec l’aridité ocre environnante. Il constata avec satisfaction que les ouvriers agricoles thaïlandais étaient déjà au travail.
Puis Moshe se hâta vers le centre informatique qui contrôlait l’ensemble du système d’irrigation, ainsi que le circuit d’alimentation animale des poulets et des bovins.
Moshe Goldberg était un homme râblé et ventru, portant kippa. Il n’avait que 37 ans, mais sa longue barbe était déjà presque blanche. Ses parents polonais avaient immigré aux États-Unis au lendemain de la guerre, après avoir survécu aux camps, et lui-même était monté en « Eretz Israël » neuf ans auparavant.
Ses études d’ingénieur électronicien lui avaient permis de trouver cet emploi d’informaticien dans l’implantation de Kiryat Arba, près d’Hébron.
L’année suivante, il avait rencontré Sarah qu’il avait épousée et qui lui avait donné six enfants.
Sur le chemin du centre, il s’arrêta un instant à la porte de la yeshiva, l’école religieuse. A travers la vitre, il entrevit son fils Dov qui déclamait le Cantique des Cantiques.
Il se sentit très fier de lui.
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Moussa Darwich se levait chaque matin avant le soleil, pour se rendre à la mosquée et accomplir la première prière du jour.
L’heure matinale est très favorable à la méditation : l’esprit est clair après une bonne nuit de sommeil, et la pénombre favorise la concentration.
Après la prière, Moussa commençait sa journée de travail : il était chauffeur de taxi.
Il avait vécu toute sa vie sur cette terre d’Hébron, ainsi que ses parents et tous ses aïeux depuis Ibrahim, disait-il. 35 ans, d’aspect jovial, il portait une grande barbe noire bien fournie.
Moussa était un sympathisant du Hamas, mais jamais il n’avait voulu prendre part à l’Intifada, ni à aucune action violente contre Tsahal ou contre les colons juifs. Il devait consacrer sa vie à Dieu et à sa famille et non pas à la guerre.
Il partit chercher son premier client. Au détour de la mosquée, il s’arrêta un instant à la madrassa, où le petit dernier, Mahmoud, était élève. Il entendit les enfants chanter les sourates du Livre et sourit de plaisir.
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Toute sa vie, Moshe avait cherché Dieu. Sur la terre et dans le ciel; en lui-même et dans la Torah. Il ne l’avait pas encore trouvé. Il croyait qu’Israël était la terre des Juifs, et exclusivement des Juifs. Il n’y avait pas de place pour l’Autre. L’Autre, c’était l’ennemi à combattre.
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Toute sa vie, Moussa avait cherché Dieu : à la Mecque, où il avait accompli le Hadj, à Médine et à Jérusalem. Dans le Coran et dans les yeux de ses enfants. Mais il ne l’avait pas encore trouvé.
Il croyait que Dieu était la plénitude et excluait tous les autres dieux; que le Livre, la parole de Dieu, était la seule perfection sur cette terre et excluait tous les autres livres; que seul l’Islam comblait l’homme et qu’il n’y avait pas de place pour les non-croyants.
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Parfois, Moshe rendait visite à des amis dans le centre d’Hébron. Les quelques familles de colons qui y demeuraient vivaient en état de siège permanent, protégés par plusieurs centaines de soldats.
Moshe, officier de réserve de Tsahal, emmenait toujours avec lui son fusil-mitrailleur Galil.
Lorsqu’il passait dans la ville, les vieux arabes l’ignoraient et ne le regardaient jamais. Il ne faisait pas partie de leur monde. Seuls les enfants lui jetaient parfois des cailloux.
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Moussa, lui, n’aurait jamais pu pénétrer derrière les barbelés de Kiryat Arba. Parfois, il arrêtait son taxi sur le bord de la route, et contemplait cette excroissance impie sur la terre de Dieu.
Les Juifs ne faisaient jamais attention à lui. Sauf les militaires. Lorsqu’ils le fouillaient et contrôlaient ses papiers.
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Moshe se rendit à la synagogue et chercha son rabbin. Il lui demanda où il pouvait trouver Dieu.
-Dieu a assigné à chacun de nous une place et une fonction sur la terre, Moshe. Toi, tu dois purifier ton cœur de tout mensonge. Sois honnête envers toi-même. Tu dois aussi purifier le monde dans lequel tu vis, balayer ses impuretés pour le rendre meilleur. Voici ta tâche, Moshe et, si tu réussis, peut-être verras-tu Dieu dans le regard de l’Autre.
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Cette nuit-là, Moussa fit un rêve. Il se vit habillé en prophète. Il était debout sur le minbar, dans la mosquée et haranguait la foule.
Il dit aux fidèles qu’ils devaient nettoyer leurs âmes de tout vice, ne pas boire d’alcool et ne pas mentir, être sincères et justes, et accomplir les cinq obligations. Ils devaient aussi aider leurs familles et leurs proches à se rapprocher de Dieu.
Ils devaient enfin re-sacraliser leur terre et la rendre à Allah.
Tel était le chemin. Alors Dieu apparaîtrait peut-être à celui qui savait voir.
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Moshe revêtit sa tenue d’officier. Il empoigna sa Galil qu’il mit en bandoulière et monta dans sa voiture.
Il sortit de Kiryat Arba et se dirigea vers Hébron, vers la grotte de Makhpela où reposent Abraham, Isaac, Jacob et leurs femmes.
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Moussa enfila un large caftan, et glissa sous sa veste une kalachnikov empruntée à son cousin. Il descendit à pied à travers le vieux souk d’Hébron, vers le Haram-El-Khalil, dernière demeure du prophète Ibrahim.
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Le tombeau des Patriarches est un imposant sanctuaire qui s’élève sur la grotte achetée 400 shekels par Abraham pour y ensevelir sa femme.
Églises, mosquées et synagogues y furent construites et détruites tout au long des siècles.
Depuis l’occupation israélienne, le sanctuaire est resté sous contrôle musulman, avec une surveillance militaire étroite, car juifs et musulmans viennent prier en même temps dans la synagogue et la mosquée construites côte à côte.
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Moshe salua l’officier de garde et se dirigea vers le tombeau de Joseph.
Au même moment, Moussa passa avec un groupe de vieux musulmans au travers des gardes-frontières israéliens. Ceux-ci ne virent que des pèlerins inoffensifs et les laissèrent entrer.
Les vieux se rendirent au mausolée d’Isaac pour y prier. Moussa les laissa et marcha lentement vers la mosquée de Joseph.
Arrivé en face du tombeau de Joseph, il vit un officier israélien barbu, la Galil au poing, les yeux menaçants.
Moussa n’était pas un soldat; il prit peur, releva son caftan et pointa devant lui le canon de sa kalachnikov.
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Les deux hommes tirèrent en même temps.
Moshe, Moussa, Moïse. Au moment de s’affaisser, ils virent Dieu dans le regard de l’Autre.
Yeshiva : centre d’étude de la Torah et du Talmud.
Madrassa : école d’enseignement religieux.
Minbar : chaire ou l’imam fait son sermon.