Il était une fois un Enfant-Roi. C’était il y a bien longtemps, du temps où notre pays élisait encore des Présidents-enfants, des députés-enfants, du temps où des PDG-enfants géraient nos entreprises et où les enfants du star-système nous divertissaient avec leurs films et leurs chansons. Le plus triste de cette époque était que tous ces enfants se prenaient très au sérieux.
Or donc, les citoyens choisirent d’élire en cette année de grâce 2022 un Président-enfant que le peuple surnomma très vite l’Enfant-Roi. C’est que, à cette époque archaïque et quelque peu obscurantiste, les vrais enfants avaient disparu. En tout cas, il était de plus en plus difficile d’en trouver dans nos villes surpeuplées, il fallait aller au fin fond de campagnes reculées pour en trouver quelques-uns, encore préservés, mais plus pour très longtemps, de ce passage accéléré à l’âge adulte que l’on nommait communément l’adultification. Comme les vrais enfants étaient rares, se créa peu à peu un étrange phénomène que les anthropologues étudièrent avec attention car il était susceptible d’entraîner la création d’une nouvelle religion. Ils le qualifièrent de jeunisme : adoration de l’enfant-roi, adoration de l’enfant-éternel, adoration de l’essence de cet enfant (la jeunesse, la beauté, la fraîcheur d’esprit, l’imagination, l’émotion…), que très peu parmi les nouveaux apôtres avaient vraiment rencontré. Les intellectuels à la mode, ceux qui monopolisaient l’attention des médias, soulignèrent le danger d’une infantilisation du monde qui pourrait survenir très rapidement, sans doute plus dangereuse à court terme pour la survie de l’humanité que le réchauffement climatique. Mais rien n’y fit, le phénomène prit une ampleur insoupçonnée lorsque les citoyens décidèrent d’élire un Président à leur image. Aucun retour en arrière ne semblait plus possible.
Ainsi ce Président, nommons-le Kevin puisqu’il s’agissait alors du prénom le plus populaire de sa génération, fut largement élu et nous sûmes alors que notre société avait changé en profondeur. Car Kevin, dans son mode de gouvernement, privilégia l’instinct et l’émotion à la raison, le court au moyen terme, le rêve à la réalité, ses propres jouets au monde des vrais objets. « Monsieur-j’ai-fait-un-rêve », puisque ce fut son surnom, prit ainsi moult décisions de la plus haute importance à la suite d’un rêve. Furent par exemple rendues obligatoires dans toutes les écoles de la république : la lecture de quelques lignes d’Ubu Roi tous les matins avant d’entrer en classe. « De par ma chandelle verte ! » ; l’adoption d’un mulot ou d’une taupe par chaque élève, car ces animaux pullulaient alors dans les villes de notre pays. « Monsieur-j’ai-fait-un-rêve », donc, devint rapidement un Président-marionnette, un Président-guignol, un Président avide de conserver tous ses jouets autour de lui mais aussi avide de les montrer au petit peuple. C’est ainsi qu’il dévoila au monde éberlué sa nouvelle Rolex, sa nouvelle voiture italienne écarlate, sa nouvelle conquête, un blond mannequin qui fut Miss Galicie et qu’il dénicha au fin fond des steppes d’Ukraine lors d’une visite officielle. Il aimait les paillettes, notre Président, il adorait exhiber ses jouets à la télévision et il riait comme un enfant lorsqu’il vantait les attributs de sa femme.
Or le Président-Enfant avait un fils, nommons-le Marcel, qui était, comme tous les enfants de nos villes, un adulte en puissance. D’ailleurs, sans doute Marcel n’avait-il jamais vraiment été enfant, car son père l’avait éduqué pour qu’un jour, il puisse lui succéder. Il avait vécu des années d’enfer, Marcel, qui jamais ne lui avaient laissé le temps de rêver et de jouer. Il avait dû très tôt apprendre le fonctionnement de tous les objets électroniques qui nous entourent. Puis son père l’avait assommé de cours et d’activités diverses afin que jamais il ne s’ennuie. Il avait ainsi appris la natation, le tennis, la boxe, le piano, la guitare, le dessin, le chinois, le croate (le grand-père de Kevin était Croate), mais aussi l’origami et le chadō (cérémonie du thé) car il faut bien s’ouvrir aux disciplines exotiques, sans compter les leçons supplémentaires de mathématiques et d’anglais afin que Marcel soit toujours le premier de la classe.
Et Marcel, année après année, était en effet toujours le premier de la classe. Avec l’âge lui vinrent des rêves, des ambitions. Il se dit que, si son enfant de père était devenu Président, pourquoi ne pourrait-il pas lui aussi aspirer aux plus hautes fonctions ? Il était certes encore jeune mais savait tout ce que pouvait savoir un ado de son âge sur la géopolitique, l’histoire des nations, les enjeux du dérèglement climatique et l’économie du développement. Et puis, lui au moins était un jeune homme sérieux, il ferait meilleure figure dans les cercles du pouvoir que son gamin de père.
C’est ainsi qu’il se lança à son tour en politique. Ce furent certes des débuts bien modestes, avec une association d’étudiants, vite transformée en syndicat. C’est qu’il avait du charisme, Marcel, il avait hérité de son père la maîtrise de l’art oratoire, une incroyable capacité à s’exprimer en public, un don pour l’improvisation. Si la stratégie politique de Kevin n’était constituée que de belles paroles, car on avait beau chercher au-delà du discours, on ne trouvait qu’un vide béant, celle de Marcel était soutenue par une vaste culture.
L’ado adulte se présenta ainsi contre son enfant de père. Il s’engagea bien-sûr dans un mouvement politique totalement opposé au parti de Kevin. Pensait-il ainsi perpétrer le meurtre du père, mais sur le terrain politique ? Souhait-il se venger d’un père peu présent tout au long de son enfance ? Quoi qu’il en soit, Marcel mit toutes ses forces dans la bataille. Il parcourut la France pendant des mois, remplissant des salles de plus en plus vastes car les gens avaient hâte d’écouter le petit prodige, si jeune et si talentueux, véritable Mozart de la politique. Au fil du temps, sa popularité augmentait.
Kevin lui, continuait à gouverner comme il l’avait toujours fait, en girouette se mouvant au gré des sondages, appliquant çà et là quelque mesure destinée à amadouer l’électorat des vieux, des jeunes, des femmes, des immigrés, des homosexuels ou des catholiques traditionnels. Bref, il y en avait pour tout le monde. Pourtant, sa côte de popularité chutait inexorablement. Vint le jour où il devint moins populaire que Marcel, où les sondages le donnaient perdant aux prochaines élections. Mais il conservait son légendaire flair politique et il comprit qu’il était temps d’asséner un grand coup, un coup qui frappe les esprits, un retour aux fondamentaux. Car le peuple zappeur, toujours à la recherche de nouveauté, d’originalité, n’avait pas pu oublier qu’il s’était incarné en sa personne d’enfant-Roi, toujours jeune malgré le passage des ans, toujours à la mode, entouré de belles femmes et de beaux objets. C’est bien cela que désirait le peuple : avoir une icône à adorer, une icône à son image mais en mieux, en plus beau, en plus riche, en plus jeune. Et lui, Kevin, en était un parfait exemple, il l’avait su depuis son plus jeune âge, depuis qu’il se rasait les trois poils de sa barbe. Le peuple n’allait quand même pas élire un ado déjà adulte, un jeune homme déjà vieux. Quand même ! Le peuple voulait de la jeunesse, et bien lui le Président Kevin, allait leur en donner.
Il abandonna ses costumes-cravates trop austères pour des chemises de couleur, il se laissa pousser les cheveux (au moins, il ne souffrait pas d’alopécie comme plusieurs de ses ministres), et les teignit d’un noir de jais, accrocha une très discrète boucle à son oreille, sous-entendant ainsi qu’il avait passé (ou qu’il aurait pu passer) le Cap Horn à la voile. Il délaissa les talk-shows des animateurs-vedettes, encore trop sérieux pour lui, pour s’afficher en discothèque avec les plus belles filles, remisant sa Polonaise (Ukrainienne, Slovaque ?) au rayon des Has-been. Ses affiches le représentaient en Adonis photoshopé et pourtant sa côte toujours s’effritait. Ne restaient plus que quelques mois avant les élections et il était acculé. Perdre était inenvisageable. Perdre contre son fils aurait été l’humiliation absolue.
Alors, une nuit, « Monsieur-j‘ai-fait-un-rêve » rêva la solution : participer à une émission de télé-réalité. Elle s’intitulait : « Et si vous étiez Président ? ». Il lança un défi à Marcel : affrontons-nous sur ce terrain et le vaincu cédera sa place au vainqueur. Mais Marcel refusa. Sans doute avait-il une trop haute idée de la vie politique et de sa propre personne.
Et si vous étiez Président : que feriez-vous ? L’émission montrait alors les dessous les plus vils de l’homo politicus : mensonges, corruption, désinformation, séduction du candidat ou de la candidate la mieux placée (selon le vote du public) pour accéder au tour suivant… Pour espérer gagner, il fallait être beau, jeune, enjôleur, n’avoir aucune inhibition, n’éprouver aucune compassion, être capable de détruire un adversaire même si on avait fait équipe avec lui au tour précédent. Vous vous en doutez, Kevin n’était pas Président pour rien, il excella dans ce jeu et arriva en finale où il démolit de belle façon son adversaire.
Nous y étions enfin : le gouvernement par les médias était devenu spectacle. Et lorsque Kevin sortit sous les acclamations de la foule, un commentateur avisé ne manqua pas de rappeler que le vieil auteur du « Droit à la paresse » avait jadis prophétisé qu’un jour les politiciens se reconvertiraient dans l’industrie du spectacle pour se rendre enfin utiles.
***
La suite de l’histoire appartient à l’Histoire avec un grand H : Kevin fut réélu facilement au premier tour, inaugurant ainsi une nouvelle ère présidentielle. Car le message politique avait totalement disparu du débat, remplacé par la figure omniprésente du porteur du message. Les intellectuels de ces décennies obscures dissertèrent longuement sur ce phénomène de médiatisation à outrance de la fonction politique, mettant en garde le peuple et les élus mais rien n’y fit, le processus semblait alors irréversible.
Les années passèrent et, un jour, Marcel accéda enfin aux plus hautes fonctions, succédant à son père et poursuivant ainsi la dynastie d’enfants-rois. Car le processus d’infantilisation avait aussi atteint celui qui fut, jadis, un adulte avant l’âge.
L’ère, qu’un philosophe du siècle passé avait décrite comme le triomphe de l’homme-masse, culminait enfin avec l’avènement de ces enfants-rois, de ces hommes qui ne se reconnaissent que des droits mais aucune obligation, qui veulent imposer au monde leur absolue médiocrité.
Vous savez comment cette époque s’acheva, je n’y reviendrai pas. Mais demeure encore en nous le sentiment d’un effroyable gâchis. Il importe que la génération actuelle se souvienne de ces temps archaïques afin de ne plus jamais élire un Kevin ou un Marcel à la fonction suprême.