Comme tous les jours, le réveil sonne à sept heures. Sans son réveil, Jean H. ne serait pas capable de se réveiller à l’heure et arriverait toujours en retard au bureau. Mais heureusement pour lui, il vit entouré de robots ménagers. Outre le réveil, il possède une machine à café programmée pour se mettre en marche à sept heures dix; un grille-pain qui démarre cinq minutes plus tard; un presse-jus qu’il doit activer lui-même afin d’avoir son jus d’oranges pressées; et puis un rasoir et une brosse à dents électriques. Mais la première action consciente entreprise au petit matin est la consultation de ses messages sur sa tablette, il ne faudrait surtout pas rater une information importante, les péripéties d’un ami en villégiature dans un hôtel de luxe en Thaïlande ou le coucou d’une ex qui ne l’a pas oublié.
Une fois douché, rasé, brossé, peigné, désodorisé, vêtu de son costume de cadre moderne, Jean, manager dans une boite de com, se fixe les écouteurs sur ses oreilles, se programme trente minutes de musique, pas trop originale quand même, toujours les mêmes mélodies sirupeuses à la mode, prend son attaché-case, ses clés, et quitte son domicile d’un pas énergique.
Il jette un coup d’œil à sa montre, flûte, j’ai dix minutes de retard, se dit-il, où donc ai-je pu perdre du temps ? Il presse le pas, se glisse dans la bouche du métro en attrapant au passage un journal gratuit, Métro peut-être, s’enfonce dans les entrailles du monstre, dévale les escaliers et court sur le quai afin de ne pas rater ce fichu train. Ouf, il l’a eu. Il se cale dans un coin, ouvre le journal et se laisse bercer par le tangage de la rame et le mauvais rock qui lui perfore les tympans. Au moins, il ne voit pas ce qui l’entoure, il s’abstrait du monde pour quelques instants. Oui, les gens autour de lui sont trop tristes, et puis d’ailleurs, ils font tous la même chose, ils sont tous absorbés par leurs musiques, par leurs jeux, par leurs messageries. Jean ne voit pas le musicien roumain qui mendie quelques pièces, il ne voit pas non plus la scène de jalousie entre les amoureux, ni la jolie jeune fille qui lui jette un regard appuyé. Il ne voit rien, mais sans doute a-t’il raison, ces vies-là ne sont pas très intéressantes, pas davantage que la sienne d’ailleurs, mieux vaut écouter un rock stupide.
Ah, se souvient-il, je dois envoyer un message à Joanna, peut-être tout n’est-il pas encore fini entre nous. Il pianote sur quelques touches de sa tablette, puis va jeter un coup d’œil sur les nouvelles du sport en attendant la réponse tout en se dirigeant à grandes enjambées vers son entreprise logée dans un immeuble haussmannien. Joanna lui renvoie quelques instants après un bref message. Quatre mots : tout fini entre nous. Voilà qui est clair, au moins, et bien un chapitre de sa vie vient de se refermer. Ce n’est jamais agréable de se faire jeter comme un vulgaire gadget mais, après tout, moi aussi je me suis déjà débarrassé ainsi de quelques anciennes conquêtes. Ce n’est pas bien grave, je n’y tenais pas vraiment.
Cadre chez Sagui & Sagui, c’est un bon job, sans doute, bien payé, pas vraiment passionnant, avec un patron hystérique obsédé par les résultats, toujours plus, il lui en faut toujours plus. Mais il y a des compensations, et les compensations ce sont les filles, elles grouillent dans la pub et dans la com, toutes jeunes et jolies.
H, que s’est-il passé avec le dossier des parfums Olympe ? Un petit bonhomme bedonnant et chauve, l’apostrophe depuis le bout du couloir. Il s’avance à petits pas rapides, on dirait une vieille marionnette à ressort, un vrai clown, et le voilà qui gesticule. C’est le patron hystérique. Vous ne l’avez pas laissé échapper j’espère, c’est un de nos bons clients. H bredouille trois mots, je m’en occupe, je le rappelle, vous en faites pas, avant de disparaître dans son bureau. Enfin seul. Mais qu’est-ce que je fous ici ? Que fais-je donc de cette foutue vie ? A intervalles plus ou moins réguliers reviennent les mêmes pensées que H écarte d’un revers de la main. Inutile de ressasser les mêmes lamentations, Jean, tu sais très bien que jamais tu n’iras élever des chèvres dans le Larzac, tu n’es pas fait pour ça, toi tu es fait pour la vie citadine, tu es fait pour être entouré d’objets, d’artefacts humains, la plupart certes totalement inutiles, mais ils te rassurent, tu es fait pour travailler dans une entreprise, pour faire de l’argent, beaucoup d’argent qui te permettra de te payer de nouveaux objets, même si pour cela tu dois supporter un patron odieux et incompétent et même si ton boulot ne sert à rien. Tu as été élevé pour cela, pour tenir ta place en société, comme un poulet de batterie et un poulet de batterie ne se pose pas de questions, il ne questionne jamais, au grand jamais, sa place parmi les siens au sein de l’élevage. En attendant, tiens, je vais inviter Valérie à déjeuner, elle est bien mignonne Valérie, elle remplacera avantageusement Joanna.
Le déjeuner au sushi du coin ne se passe pas exactement comme prévu. Fidèle à ses convictions, Jean propose à Valérie de planifier la nuit qu’ils passeront ensemble. La nuit ou les nuits ? Commençons par une, ensuite nous verrons bien. Bien dans ce cas, quelles sont tes perfs ? Tu comprends, j’ai besoin de savoir, si ce n’est que pour une seule nuit, autant qu’elle soit bonne. Mes perfs ? Ben, oui tes performances sexuelles, quoi, combien de fois puis-je espérer avoir un orgasme ? Je ne sais pas, moi, 2 fois disons, peut-être 3, tu sais je ne suis pas un athlète. Bon, allez, ça ira, ce soir je suis libre. Passe chez moi à huit heures.
De retour au bureau, Jean se met à plancher sur le dossier communication d’un lobbyiste qui consacre sa vie à des causes essentielles : le soutien à l’association des barbus de France (puissant groupe d’intérêt qui revendique le droit à un crédit d’impôt pour l’achat des produits nécessaires à l’entretien de leur pilosité) ou au Groupement d’Intérêt Economique pour la légalisation du commerce de l’ivoire. Dans de tels moments, Jean se sent alors au cœur de l’action, là où les grandes décisions, celles qui peuvent influencer l’avenir du monde, se prennent. Si seulement il n’y avait pas son foutu patron, toujours en train de le harceler pour qu’il récupère enfin le dossier des parfums Olympe.
La journée s’achève, il est l’heure de passer au gym, de perdre quelques grammes, de décompresser, comme on dit, d’oublier les petits désagréments du quotidien. C’est le moment de se faire enfin un peu mal, mais pas trop quand même, d’obéir à des machines roulantes parfois capricieuses, de soulever des poids, de tordre ses muscles dans tous les sens. Et puis il y a là-bas quelques beaux brins de fille qui permettent de mieux faire passer ces moments difficiles.
A l’heure de la douche, Jean avale deux pilules qui devraient booster sa libido, puis il recommence le même processus de tous les matins et de tous les soirs : les écouteurs vissés sur les oreilles, la course dans le métro, toujours plus vite, ses pas qui résonnent contre les dalles pour rattraper la machine créée par l’homme. Pourtant, jamais, jamais dans sa vie, Jean n’a pris suffisamment de recul pour comprendre le caractère grotesque de son geste, car Jean ne se sent pas aliéné, non, Jean se croit libre.
A huit heures, Jean se tient devant la porte de l’appartement de Valérie, un bouquet de roses à la main. Ils boivent une vodka, puis une autre, par habitude, ils se déshabillent alors lentement, font l’amour puisque cela avait été planifié à l’heure du déjeuner, puis une seconde fois, car Jean doit démontrer qu’il assure, puis il se sent soudain très las, lassé de ces routines mécaniques, toujours recommencées, lassé de sa sujétion aux objets, aux normes imposées par la société, lassé de se faire dicter sa conduite depuis son plus jeune âge.
Jean rentre chez lui et tente de dormir quelques heures. Au petit matin, il utilise enfin son nouveau jouet : sa brosse à dents électrique n’étant plus suffisante, il avait commandé et reçu une brosse à dents interactive. Il faut bien vivre avec son temps, se dit-il, utiliser les avantages que nous procure le progrès technologique. Au moins, maintenant, Jean peut suivre sur écran l’état d’avancement de son brossage dentaire, il peut savoir s’il a suffisamment brossé le côté droit, car il ne l’aurait jamais su tout seul. Et puis, merveille des merveilles, sa brosse est connectée à son téléphone portable. Lui manquent encore les toilettes intelligentes, les lunettes connectées, et bien d’autres objets encore qui rempliront, un jour, tous les recoins de son existence.
Et Jean est de nouveau dans le métro, écouteurs sur les oreilles, ignorant le monde qui l’entoure, pianotant sur sa tablette. Jean se laisse ballotter au gré des cahots de la voiture et des circonstances de la vie, car sa vie est toute tracée, il ne peut s’écarter de la voie balisée depuis son enfance par tous ces objets qui lui paraissent aussi naturels que les peupliers qui ombrent les routes, il ne peut dévier de cette voie qui le mènera au terme final pas plus qu’il ne peut descendre de ce métro qui le conduira, comme chaque jour, à son emploi inutile de cadre moyen chez Sagui & Sagui.