Journal d'errance

Extrait

Je m’appelle Onésimo Cabral. Luís Pires. Jaime Ortega. Je suis un caméléon. Un serpent. Et ma peau porte les stigmates de ces multiples mues. Je n’ai pas de famille, ni de terre où reposer, ni de ciel qui me console. Je n’ai pas de racines. Je suis né sur un rocher du bout du monde où même les mauvaises herbes ne peuvent pousser. Sur une terre oubliée de tous que le dieu créateur, s’il existe, a conçu par inadvertance. Et sans doute n’aura-t-il pas songé à me choisir une place parmi les hommes.

Je suis né par accident. Ou par hasard. Je suis un grain de poussière soufflé par les alizés, de São Vicente à Santa Luzia. Et, après ma mort, je veux que les vents me portent jusqu’à ma dispersion dans les sables du Sahara.

Je n’ai plus guère de souvenirs de ma petite enfance. Jusqu’à l’âge de quatre ans, j’ai vécu dans un monde sans forme, sans couleur. De cette époque, seuls demeurent au fond de ma mémoire deux ou trois accords d’une morna. Ma mère, à ce que l’on dit, m’avait mis au monde un soir d’orage dans un abri de pêcheur, sur cet îlot perdu de Santa Luzia. Ma famille passait quelques mois par an sur la côte sud, où mon père pêchait le thon et le poulpe. Cette année-là, ils demeurèrent isolés tout un mois, ne survivant qu’en lapant l’eau de pluie qui glissait le long des fissures des roches. Cet ouragan est demeuré dans les mémoires des pêcheurs comme le plus violent du siècle. A Mindelo, il détruisit le clocher de la chapelle de ce qui deviendrait un jour mon orphelinat et recouvrit d’une couche de cendres volcaniques les rues des quartiers miséreux de la ville. A Santa Luzia, les eaux avalèrent les terres basses et une langue de feu brûla la barque de mon père. Je naquis entre les cris de ma mère, le hurlement du vent et les éclairs qui déchiraient le rideau de nuages noirs. J’aime à croire que je suis fils du vent et que, du vent, je tiens les ailes que je porte en moi. Il plut trois jours sans discontinuer jusqu’à ce qu’un matin, un rayon de soleil réchauffe enfin notre misérable terre. Mon père découvrit alors les cabanes des pêcheurs détruites. L’île recouverte de poutres brûlées, de rochers fendus à l’odeur de charbon, d’herbes noircies et de poissons morts jusqu’à l’entrée de notre abri. Il me saisit entre ses mains rugueuses et me souleva vers le ciel en murmurant un Ave Maria. Sur cette terre désolée, anéantie par le feu, une pousse pouvait renaître, et cette pousse, c’était moi.